Eïa pour notre « Frère Volcan »
Vincent Placoly, 21 janvier 1946 - 6 janvier 1992
Rodolf Etienne
Un
mémoire simple de Vincent Placoly consisterait à le
présenter comme suit : enseignant, écrivain,
dramaturge, militant politique, membre fondateur du Groupe
Révolutionnaire Socialiste (GRS). Une telle présentation
expliquerait à elle seule, à bien des égards, le
silence qui règne autour de l'œuvre de Vincent Placoly.
Pourquoi
une telle affirmation ? Il suffit pour s'en convaincre de se
remémorer la Martinique du temps de Placoly et notamment la
Martinique politique. On l'a dit Vincent Placoly était militant
au sein du GRS, une organisation politique d'obédience
trotskiste, qui donc d'extrême gauche. Mais encore ? Gilbert
Pago, membre co-fondateur du GRS, dans une présentation posthume
de son ami nous dit : « En 1969, de retour en
Martinique, Vincent Placoly partage avec ses camarades de Génération 46, les déconvenues du Parti Communiste Martiniquais ». Ceux de Génération 46,
comme il les appelait lui-même, sont ses amis intimes, ceux
qu'il avait rencontrés sur les bancs du Lycée
Schœlcher et avec qui il partageait de nombreux points de vue
politiques. Gilbert Pago poursuit : « Les bases pour
créer un organe révolutionnaire sont jetées et
Vincent Placoly avec quelques-uns de ses amis de Génération 46 et
quelques amis de la Guadeloupe créent un mouvement trotskyste
qui développera pendant les années 70, à travers
les syndicats ouvriers et les Comités de lutte lycéens,
l'idéologie trotskiste et le concept
d'indépendance : le Groupe Révolutionnaire
Socialiste (GRS) et son organe de Jeunes Trotskystes, Jeunesse
d'Avant-Garde (JAG) dont Vincent Placoly aura la charge et
l'éducation politique, intellectuelle et
littéraire ». Vincent Placoly sera dès lors
présent sur tous les fronts de la justice sociale,
inspiré par l'idéologie révolutionnaire
communiste. Et c'est justement là que le bât blesse.
Pourquoi ? Tout simplement, parce qu’en la matière,
il est un pionnier … Mais remontons le fil de
l’histoire …
En
1958, Aimé Césaire, après avoir
démissionné du Parti Communiste, fonde le Parti
Progressiste Martiniquais (PPM) qui entend « préparer
le peuple martiniquais à assumer la responsabilité de
décisions sur le plan politique, économique et social,
sur le plan culturel », et « axer ses efforts sur
le développement de la personnalité
martiniquaise ». Le mot d’ordre d’autonomie ne
sera retenu qu’en 1967, lors du troisième congrès
du parti. En décembre 1959, les émeutes de Fort-de-France
qui causeront la mort de trois jeunes Martiniquais, Marajo (15 ans),
Rosile (20 ans) et Betzy (19 ans), vont aboutir au vote, par le Conseil
Général, sous la présidence du socialiste
Tertulien Robinel, de la motion réclamant « que des
conversations soient entamées immédiatement entre les
représentants qualifiés des Martiniquais et le
Gouvernement pour modifier le statut de la Martinique en vue
d’obtenir une plus grande participation à la gestion des
affaires martiniquaises ». On assiste alors,
après cet événement tragique, à un
véritable retournement de l’idéologie politique
locale. En 1960, le Parti Communiste Martiniquais (PCM) adoptait un
nouveau projet de statut pour la Martinique. Son mot d’ordre
étant dorénavant l’autonomie. En 1955, le parti
avait déjà rejeté le mot d’ordre
d’assimilation qu’il avait adopté dans les
années 1920. C’est sous ce mot d’ordre
d’ailleurs qu’Aimé Césaire rapportait la loi
de départementalisation en 1946.
En
1963, l’affaire de l’Ojam (Organisation de la Jeunesse
Anti-colonialiste Martiniquaise) va encore réaffirmer les
positions, créant une scission au sein du Parti Communiste
Martiniquais, dont une section va finalement suivre la voie de
l’indépendance. C’est effectivement la direction que
va emprunter le GRS en 1972, sous la férule d’hommes comme
Édouard de Lépine,
Edouard Jean-Elie, Philippe Pierre-Charles, Gilbert Pago et, bien
sûr, Vincent Placoly. Notons qu’historiquement, le Groupe
Révolutionnaire Socialiste (GRS) est le premier parti politique
à prôner l’indépendance dans ses statuts.
Vincent Placoly est donc, à titre politique, un
indépendantiste de la première heure. Gilbert Pago nous
éclaire sur ses intimes convictions : « Vincent
était un être qui s'est battu et n'a cessé de se
battre pour l'humilité, l'humanité, la liberté, la
dignité et la prise de conscience de soi ». Et,
poursuit-il : « Le projet de l'homme qu'est Placoly
s'inscrit d'un point de vue unanime et humain dans une perspective
authentiquement révolutionnaire ». D’ailleurs,
le manifeste public du parti, rédigé par Claudie
Guitteaud, Edouard de Lépine et Philippe Pierre-Charles est on
ne peut plus clair sur la question du statut :
« Le GRS, au travers de la construction du Parti
révolutionnaire, et dans les classes dans nos pays, veut
être un instrument de lutte pour le renversement de l’ordre
impérialiste. Prolétaires de la Martinique et de la
Guadeloupe, paysans pauvres, lycéens et étudiants,
intellectuels révolutionnaires, il est temps de mettre un terme
aux exactions capitalistes et colonialistes dans nos pays.
(…) ». En 1974, la fusillade de Chalvet, à
Basse-Pointe leur donnera raison. Rénor Ilmany, ouvrier de la
banane restera sur le carreau tandis que plusieurs autres seront
grièvement blessés. C’est là
l’occasion de la première sortie publique du drapeau
Rouge-Vert-Noir, symbole des luttes du peuple martiniquais au cours de
son histoire. C’est dans ce contexte relativement tendu et
complexe que le GRS voit le jour. Gilbert Pago toujours nous
présente ses vues sur Vincent Placoly dans ce contexte
particulier : « Placoly était un homme libre,
qui refusait les idées toutes faites, le dogmatisme, la censure
idéologiquee, les préjugés ». Et
qu'est-ce que la Martinique des années 70, sinon une terre de
dogme, une terre de censure, une terre de préjugés ?
Signalons, à toutes fins utiles qu’à la suite de la
création du GRS, le gouvernement va s’opposer à
Vincent Placoly, en particulier, sous la menace de l’ordonnance
du 15 octobre 1960. Cette ordonnance, faisant suite aux
événements de 1959, était une manière de
surveiller la liberté d’expression d’une partie de
la population. Elle permettait au gouvernement de faire muter
d’office en France tout fonctionnaire en service dans les DOM,
dont le comportement était de nature, selon lui, à
« troubler » l’ordre public. Une forte
mobilisation des syndicats d’enseignants va faire plier le
gouvernement qui renoncera à muter Vincent Placoly.
L'œuvre
littéraire de Placoly le place, là aussi, en marge des
courants généraux. En 1970, la Martinique compte bien
évidemment des auteurs de grande envergure :
Césaire, Glissant, Fanon, Zobel, Gratiant, pour ne citer que
ceux-là. Et tous sont des auteurs engagés, aux
idées politiques très affirmées. Cependant, le
niveau d'éducation moyen de la population générale
place ces auteurs largement au-delà des intérêts
culturels de ladite population, celle-là même qu'ils
décrivent ou qu'ils mettent en scène dans leurs ouvrages.
De fait, et l’exemple est valable pour tous ceux-là, ils
en sont exclus, totalement exclus, voire quasiment rejetés. Les
arguments sont pléthores pour une telle relation. On
connaît la vieille rengaine selon laquelle Aimé
Césaire serait un auteur hermétique, difficile à
lire et à assimiler. Cela tient aussi pour Glissant. Pour Fanon,
ce sont ces idées dites
« révolutionnaires » qui feront de lui un
paria parmi les Martiniquais, on le sait ô combien
aujourd’hui. Pour Gratiant, c’est son engagement en faveur
de la défense et la valorisation de la langue créole qui
aujourd’hui encore reste majoritairement incompris et font de lui
un auteur très peu lu. Inutile de signaler le rôle du
gouvernement ou des instances
« métropolitaines » dans
l’enracinement de ces attitudes qui souvent, à force,
semblent comme dictées outre-Atlantique. De nombreux
intellectuels de cette période ont fait l’objet de menaces
ou d’interdiction de façons multiples et variés.
Vincent Placoly ne va donc pas déroger à la règle
de l’exclusion intellectuelle, cette sacro-sainte règle
qui régente, sous la dictée souvent, nous l’avons
dit, la tendance culturelle de notre région. D'autant que les
thèmes par lui traités, inspirés par ces visions
et visées politiques, considérées comme radicales,
nous les avons décrites, le placent très loin des
débats à l'œuvre au sein de l'intelligentsia de
l'époque, assimilationniste, on le sait. Henri Melon,
dramaturge, le père du théâtre authentiquement
martiniquais a, à ce propos, de forts belles anecdotes.
Communiste, il n’était pas rare qu’il se fasse
purement et simplement vilipender par la population
générale qu’il mettait en scène de la
manière pourtant la plus digne.
Mais
revenons à Vincent Placoly : après une mise en
scène de la pièce « Agénor
Cacoul » de Georges Mauvois en 1967 à la Maison de la
Culture de Sarcelles, à Paris, Vincent va publier
« La fin douloureuse et tragique d'André
Aliker », aux Éditions du GRS en 1969, avec une
postface intitulé « Le créole, langue et
théâtre ». Deux ans plus tard, son premier
roman est publié « La vie et la mort de Marcel
Gonstran », puis en 1973 « L'eau de
mort-guildive », son second roman. Suivra une œuvre
colossale constituée de romans, pièces de
théâtre, essais, nouvelles et textes divers. Certains sont
aujourd'hui encore inédits, donnant ainsi une portée
limitée à l'œuvre de Placoly, tout au moins pour le
grand public. Pour autant, ce qui nous parait ici essentiel, c'est de
noter que Vincent Placoly, dans son œuvre littéraire,
exprime une dimension de l'être, et en particulier, il est
nécessaire de le souligner, de l'être martiniquais, riche
de dignité, de force et de volonté. Là encore
Gilbert Pago nous éclaire : « Placoly
était de ceux-là même pour qui le devenir de
l'écrivain restait lié à un travail assidu et
contraignant de la recherche d'une esthétique : la
quête de la perfection à vrai dire ». Auteur
rigoureux, Vincent Placoly ne se satisfaisait pas d’un
à-peu-près qu’il savait néfaste pour la
dignité humaine.
L’une
des notions les plus controversées en Martinique est bien celle
du pouvoir politique. Nos hommes politiques, tous bords confondus,
réclament depuis naguère des pouvoirs élargis
à la « Métropole », usant d'une
machinerie rodée et éprouvée consistant à
maintenir et garantir une mainmise unanime sur les consciences, et
notamment les consciences faibles de notre île, celles de la
population générale. Difficile dès lors de
participer aux débats politiques sur des idées
concrètes, riches d’équité. La tendance est
plutôt à la démagogie électorale ou pire
électoraliste. Là aura été également
le mal de Vincent Placoly, faisant de lui un incontestable
incompris : de proposer un débat politique sain,
rafraîchi seulement par les intérêts du peuple. On
le sait, politique et littérature sont étroitement
liées sous nos latitudes. L’auteur,
l’écrivain, le dramaturge, celui qui possède la
culture et la connaissance, qui en rend compte sur le papier, à
l’instar d’Aimé Césaire se fait
invariablement « la voix de ceux qui n’ont pas de
voix ». Et Vincent, usant de sa plume comme d'une arme,
miraculeuse s'il en est, dans un désir insatiable
d’illuminer la conscience martiniquaise de sa propre
mémoire, de son vécu et de son histoire va s'attirer les
foudres des groupuscules divers et variés, garants du bon ordre
national, de l’assimilation et de l’amnésie
intellectuelle. Ainsi, sa première œuvre
théâtrale, consistera à étudier et rendre
compte de « La fin douloureuse et tragique d'André
Aliker ». Vincent Placoly agit là en historien, et en
patriote si l'on peut dire, en ce sens qu'il exhume de nos
mémoires cet événement tragique et douloureux,
pour le restituer aux générations futures, dans une
totale vérité. En patriote ou en camarade, nous
l’affirmons, puisqu’André Aliker était
communiste. Il s'agissait donc de la sorte pour autant de chanter,
d'honorer la mémoire d'un frère de lutte, une voix de
ceux qui n’en ont pas, tombé pour avoir
dénoncé les démagogies d’un système
social frauduleux au détriment du peuple et
particulièrement du petit peuple.
Mais,
d'autres titres de son œuvre sont également
emblématiques à ce titre. Citons, sans analyse, son
troisième roman : « Frères Volcans :
chronique de l'abolition de l'esclavage » (1983) ; en
théâtre : « Dessalines ou la passion de la
liberté » (1983, Prix Casa de Las Americas) ;
« Scènes de la vie de Joséphine-Rose Tasher de
la Pagerie », écrit pour l’inauguration du
Musée de la Pagerie ; « Guanahani »,
écrit en 1988 pour le centenaire de la ville de
Schœlcher ; « La véritable histoire de
Médard Aribot » (avril 1990) ;
« Colomb 92 » (décembre 1991) ; du
côté des essais : « Portrait d'un
dictateur : pamphlet politique » (1974) ;
« Les pauvres gens » (1982) ;
« Les derniers jours de Pierre-Just Marny » dans
la revue des Temps Modernes
(1983) ; « Les Antilles dans
l'impasse ? », ouvrage collectif (1981) ;
« Une journée torride » (1991). Autant
d'exemples qui situent l'œuvre et placent le legs de Vincent
Placoly en marge des courants traditionnels de son époque. Et
là encore, nous pouvons citer Gilbert Pago, très critique
pour le cas : « Si Placoly doit être perçu
comme un homme simple et sincère, on doit lui rendre l'honneur
de répudier le comportement populiste et la complaisance
exotico-folkloriste qui agréent à certains qui ne
parviennent pas à dépasser la vision post-rénale
et analo-vaginale de la littérature de plantation ».
Critique n’est-ce pas ? Les intéressés, mieux
que les autres, se reconnaîtront sûrement.
Enfin,
pour parler de l'homme lui-même. Vincent Placoly, en dehors de
son engagement politique et de son œuvre littéraire, est
là encore hors norme. Vincent nous apparaît comme un
électron libre dans la sphère intellectuelle, un faiseur
d'idées neuves, inscrit dans une perspective
« authentiquement révolutionnaire ». Il se
sentait proche du Che, n’est-ce pas et de Frantz Fanon.
« Il refusait le simplisme, la facilité, le verbiage
ronflant et inefficace, homme de rigueur, il voulait que son
œuvre fût intelligente, ne serait-ce que par respect de son
lecteur à qui il réclamait de l'être »,
Gilbert Pago encore.
« Homme
d'humilité, d'humanité, de liberté, de
dignité, de prise de conscience de soi, de vérité,
de justice » : Vincent Placoly.
« Homme
simple, rigoureux, sincère, être tricéphale
où convergeaient l'Occident, l'Afrique et
l'Amérique » : Vincent Placoly.
« Il
était habité, nous dit Gilbert Pago, par cette
agglutination polysynthétique des cultures de la zone
pan-américaine ».
Que notre Frère Volcan,
trouve ici toute la gratitude que nous lui devons et
qu’au-delà des limites du temps, sa ferveur et sa passion
nous éclairent dans ce sentier sinueux qui doit nous mener de
nous à nous-mêmes. Césaire disait :
« L’heure de nous-mêmes a
sonné ! » Avec Vincent Placoly, c’est le
rappel à l’ordre qui nous est sonné ! Que sa
voix tonne imperturbable, dans les méandres de nos
mémoires déchirées !
Nous aimerions, et en terme de conclusion certainement, dire, une fois de plus, notre immense respect à notre Frère Volcan
en citant René Ménil, lui aussi ami sincère et de
longue date, lui adressant cet hommage : « Avec
Placoly, il s'agit non pas de reproduire mais de produire, non pas
d'exprimer mais de découvrir ». Et Gilbert
Pago : « Cette œuvre est un cheminement vers la
fraternité à travers les sentiers sinueux et fangeux du
monde colonial, vers la résistance culturelle capable de
redonner vie, en se débarrassant ainsi des fétichismes et
des sophismes » …
Rodolf Etienne
AICT — Martinique