Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (samedi 24 juillet 2010).

« On n'emprisonne pas Voltaire », disait le général de Gaulle à propos de Jean-Paul Sartre. Certes. Mais Predrag Matvejevitch, lui, qui s'inspire de l'héritage et de Sartre et de Voltaire, peut-on en conscience le laisser emprisonner ?
   
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« L'île Méditerranée » texte de Predrag Matvejevitch, photographies de Mimmo Jodice, Arles : Actes sud, 2000

Predrag Matvejevitch

ne doit pas aller en prison !


Le 28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira peut-être en prison : un sort bien singulier pour un professeur d'université, ancien enseignant à la Sorbonne, et dont le seul crime est d'avoir exprimé des opinions trop tranchées.

Le 3 octobre 2005, commencent les négociations d'entrée de la Croatie dans l'Union européenne. Par un hasard du calendrier — mais en est-ce vraiment un ? —, à peine un mois plus tard, le 2 novembre, Predrag Matvejevitch, intellectuel croate de tout premier ordre, est condamné par le tribunal municipal de Zagreb à deux ans de prison, dont cinq mois fermes, pour diffamation. Ironie du sort, le même Predrag Matvejevitch a occupé, en 1997, la chaire européenne du Collège de France...

Alors, la presse internationale, notamment italienne et française, se mobilise en faveur de ce professeur, spécialiste de littérature comparée, aux choix politiques courageux : né de mère croate et catholique, de père d'origine juive et russe, il prend, en 1991, le parti de la Bosnie, à majorité musulmane, contre les nationalistes serbes et croates qui rêvent de la dépecer.

Une position qui n'est en rien évidente à l'époque : insultes, diffamations en tout genre, son casier à l'université de Zagreb, où il dirigeait les études de littérature française, est mitraillé. C'est le début d'un exil qui le conduit de Paris à Rome, puis à Trieste.

Durant toutes les guerres qui ensanglantent l'ex-Yougoslavie, et après, il lutte sans répit contre les nationalismes, contre les extrémismes, contre les jusqu'au-boutismes de tous bords et de toutes origines, exprimant son amour pour une Méditerranée fraternelle et pacifiée dans des livres dont le plus célèbre est ce Bréviaire méditerranéen, traduit en plus de vingt langues et, déjà, un classique (Fayard, 1992).

Dans le cadre de son combat pour une autre vision de l'ex-Yougoslavie, pour le travail de mémoire et contre les dégâts issus des purifications ethniques, il se rend en 2001, à Sarajevo, à l'invitation du Centre français André-Malraux, en lien avec les équipes d'Arte. Et, de ce séjour, il tire un texte qui paraît, en Croatie, dans le quotidien Jutarnji List et qui s'intitule « Nos talibans ».

Ce texte s'inscrit dans la tradition littéraire des récits de voyages, mais avec la mélancolie de celui qui se trouve dans les lieux d'une tragédie qu'il a tenté, à sa mesure, d'empêcher. Et, au fil de la réflexion, apparaissent quelques lignes mettant en cause un certain nombre d'écrivains croates ultranationalistes auxquels Predrag Matvejevitch attribue une part de responsabilité dans les désastres de l'ex-Yougoslavie.

L'un d'entre eux, poète de profession, se considérant calomnié par l'appellation de « talibans chrétiens » (titre sous lequel l'article a paru en Italie) poursuit l'auteur devant le tribunal municipal de Zagreb. Et la diffamation restant, en Croatie, aujourd'hui encore, un délit passible d'une peine de prison ferme, c'est à une peine de prison ferme qu'est condamné l'intellectuel croate.

Jugeant la sentence inique et indigne d'un Etat de droit, plaidant pour la liberté d'opinion et de parole, s'insurgeant, en un mot, contre ce qu'il appelle un « délit de métaphore », Matvejevitch refuse de faire appel. Le premier ministre croate lui-même, voyant monter la réprobation internationale, se déclare personnellement hostile à l'exécution de la sentence. La Cour de cassation fait appel devant la Cour suprême de Croatie, et cette dernière, il y a un mois à peine, rend son verdict et confirme la sentence du tribunal de première instance : le 28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira en prison.

Quel sort étrange pour cet esprit encyclopédique et polyglotte ! Quel scandale pour ce George Steiner croate (car c'est ainsi qu'il fut reconnu, à ses débuts, en France) ! Quel singulier destin pour cet intellectuel européen de haute stature dont les premiers écrits inspirèrent Sartre et beaucoup d'autres ! Son combat, dans l'Histoire sombre de la fin du XXe siècle, a toujours été celui d'un esprit libre et engagé, dans la tradition même de Sartre — qu'il a, du reste, bien connu. Son courage fait honneur à un esprit européen qui s'est, au même moment, si méthodiquement déshonoré. Et pourtant, le 28 juillet, à 78 ans, il dormira en prison.

« On n'emprisonne pas Voltaire », disait le général de Gaulle à propos, encore, de Jean-Paul Sartre. Certes. Mais Predrag Matvejevitch, lui, qui s'inspire de l'héritage et de Sartre et de Voltaire, peut-on en conscience le laisser emprisonner ? La loi croate et la façon dont elle est appliquée sont-elles compatibles avec les exigences du droit contemporain et de la liberté d'expression propres aux démocraties ?

Est-il acceptable que, dans un pays si proche d'adhérer à l'Union européenne, une personne coupable du seul délit d'avoir pris parti publiquement contre un poète en civil dont chacun connaît les positions ultranationalistes, puisse être traitée en délinquant ? Et ce reliquat croate du passé autoritaire de la Yougoslavie peut-il être soluble dans l'Europe ?
En attendant que l'on trouve une réponse à ces questions, le 28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira en prison.

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