Vincent Bloch et Philippe Létrilliart (dir.) : Cuba, un régime au quotidien

Depuis les premiers jours de la Révolution (1959), le pouvoir cubain a toujours tenté d'exercer une emprise absolue sur la société insulaire et ses diverses composantes collectives ou individuelles. En témoigne la fréquence des injonctions prônant les conduites appropriées, la conformité, l'intégration, ou, en réponse à chaque manifestation jugée inadéquate, ceux de réinsertion, réhabilitation, rééducation, récupération et même résurrection. Cette pression constante n'a pas manqué de susciter des formes diverses et graduées de réponse du corps social, allant de la débrouille à l'évitement, des arrangements aux transactions et, dans les cas extrêmes, à la transgression, à la déviance, à la dissidence, à la rébellion.

Les contributions du recueil dirigé par Vincent Bloch et Philippe Létrilliart mettent en lumière ce jeu complexe d'action et de réaction à l'œuvre dans la vie quotidienne du peuple cubain — dans l'économie domestique et familiale comme dans les rapports complexes et mouvants entre le régime et les rares structures pouvant relativiser son emprise : l'église et les milieux intellectuels et artistiques. L'examen des objectifs et méthodes du système pénitencier complète le tableau en rappelant les limites — brutales — imposées de fait à ces manœuvres entre acteurs qui ne disposent pas, loin s'en faut, d'atouts comparables et en caractérisant le fondement d'une pratique qui, comme autrefois l'Inquisition, « ne cherche pas tant à punir par la privation de liberté ou à dissuader au moyen de la terreur, qu'à obtenir l'allégeance du prisonnier au régime et son adhésion à ses fins »¹. Ces analyses, précisément documentées prennent en compte les changements observés à la suite de la disparition du bloc soviétique puis du retrait partiel de Fidel Castro au profit de son frère Raoul.

Sans surprise, le recueil propose donc le tableau d'un peuple en lutte. Mais le constat n'est pas exempt d'ambiguïté : si la lutte est bien au cœur du credo officiel de la révolution, c'est également le ressort primordial de toutes les formes de contestation et de dissidence. Or, comme le souligne Vincent Bloch, « il est difficile … de dissocier un contenu " officiel " d'un contenu " parodique ", et … finalement de ne pas essayer de déchiffrer la façon dont cette maxime du quotidien [lutter, luchar] lie des registres hétérogènes de l'expérience révolutionnaire »². Entre idéologie et imaginaire, les auteurs apportent à ce questionnement des réponses argumentées, ouvrant de précieuses voies d'interprétation — autant que le permet l'examen d'une expérience en cours.

1.	Elizabeth Burgos, Condamner et punir à Cuba : le système pénitencier sous le régime révolutionnaire, p. 94
2.	Vincent Bloch, Les dédales du régime cubain, 1959-1986, p. 15