Lettres des mers
du Sud / Robert James Fletcher ; trad. revue et augmentée
par Nicole Tisserand ; introduction de Bohun Lynch ;
préface de Claude Michel Cluny. - Paris : Minerve,
1989. - 252 p. ; 22 cm. - (Traversées).
ISBN 2-86931-038-2
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Agé de trente-cinq ans,
Robert James Fletcher quitte la Grande-Bretagne en 1912. Son
ami Bohun Lynch, destinataire et éditeur des lettres rassemblées
ici à l'insu de l'auteur, le présente comme “ un homme peu ordinaire ” 1.
De fait, il avait été successivement employé
de banque, “ pion ”, professeur à
Oxford, au Caire, puis de nouveau à Oxford ; mais il avait
lu Stevenson et rêvait des mers du Sud.
Il décide enfin de “ briser
les chaînes d'un confortable esclavage ” (l'expression
est de Bohun Lynch) et se retrouve, après une brève
escale en Nouvelle-Calédonie, employé d'une plantation
aux Nouvelles-Hébrides. Les années qui suivent
le verront confronté à tous les aléas de
la vie active dans les îles :
7 décembre [1913] “ Cette lettre je la commence du moins dans des circonstances
bizarres. Fais bien attention. Je m'attends d'heure en heure
(même d'une minute ou d'une seconde à l'autre) à
être envahi par un flot de lave vomi par un volcan, avec
la peste et la mort. ”
Face aux plus rudes difficultés il semble alors n'avoir pas
renoncé au rêve 2 de se soustraire définitivement aux contraintes d'une
société britannique qu'il exècre (le jugement
qu'il porte sur la France ou l'Australie n'est pas plus indulgent). Les derniers mots du recueil ont été écrits en novembre 1920 à
Makatea (Tuamotu) où Fletcher assurait le secrétariat
de la Compagnie des phosphates :
“ En ce moment,
la lune a dépassé le premier quartier, on voit
assez clair pour lire, et avec les palmiers et le bruit de la
mer, ce serait à pleurer, si je ne me sentais si royalement
heureux. Il me semble que je commence à savourer ce bonheur
que donne la beauté … ”
Contre toute attente Fletcher est rentré en Angleterre peu
après ; il y a terminé sa vie en 1965. À la
demande de l'éditeur de ses lettres, il écrit une version
romancée de sa vie aux Nouvelles-Hébrides ; le titre
est évocateur — Gone native : a tale of the South seas.
Il tentera ensuite de subvenir à ses besoins sans grand
succès dans l'écriture, dans l'enseignement, enfin dans
l'élevage de lapins … 1. | Dans l'édition originale (Constable, 1923), l'auteur des lettres porte un pseudonyme — Asterisk. | 2. | Le
rêve comportait une part d'ombre que dénonce sans nuance
J.M.G. Le Clézio : “ Robert James
Fletcher ... vécut à Tanna, mangea de ses fruits et
but de son eau et viola le corps d'une fillette à peine
pubère à qui il fit deux enfants avant de la donner en
cadeau à l'un de ses serviteurs, et d'écrire Isles of Illusions. ” — “ Raga : approche du continent invisible ”, Paris : Seuil (Peuples de l'eau), 2006, pp. 117-118. |
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EXTRAIT |
… à l'entrée
de la baie en forme de poire, les lames grondent et mugissent
en se brisant contre le récif, mais assez loin pour que
le bruit se change en une musique sourde et perpétuelle,
basse continue accompagnant la sonate de la nuit. Ce que l'alizé
chuchote sans trève aux palmiers est sur un mode plus
aigu. Et ces deux voix s'unissent dans la mesure battue avec
le pied et dans le chant monotone des Canaques, heureux comme
moi qu'un jour vienne encore de mourir et que naisse une autre
nuit splendide. Là-bas, par-delà cette mer tranquille,
les grandes étoiles d'or éclairent les îles
de Malekula et d'Ambryn, laissant le passage entre elles dans
un noir de mystère, telle la grand-route évoquant
une beauté et une paix plus amples. Au-dessus d'Ambryn
le grand volcan, géant irrité de la profanation
de son œuvre, jette des feux par intermittence, mais il est
trop imprégné de la sérénité
du Pacifique pour être vraiment en colère. T'étonneras-tu
que je sois content de la journée finie ? Que les
Canaques n'aient pas d'ardeur au travail ? Peut-on s'attendre
à les voir abandonner avec joie leurs journées
oisives et leurs nuits de plaisir langoureux pour s'échiner
à enrichir un autre ? Pour être malmenés,
insultés, frappés et finalement volés par
un chrétien civilisé dernier cri, venu de la Nouvelle-Galles
du Sud ? Je suis fermement décidé à
ne jamais m'établir ici comme planteur. C'est sacrilège,
c'est de la profanation. C'est très poétique peut-être
dans les pages de X.Y.Z. Mais la réalité est ignoble.
C'est déjà une misère d'abattre des arbres
splendides ; traiter les cocotiers commes des articles de
commerce est pire. Figure-toi qu'on plante ces êtres charmants,
en lignes géométriques, à quelques pieds
de distance les uns des autres !
☐ p. 48
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - Asterisk [Robert James Fletcher],
« Isles of illusion, Letters from the South seas »
ed. by Bohun Lynch, Londres :
Constable, 1923 ; Boston : Small Maynard, 1923
- Robert
James Fletcher, « Isles of illusion, Letters from the South
seas » with an introduction by Gavin Young, London :
Century, 1986
| - [Robert James Fletcher], « Lettres
des îles-paradis » éd. par Bohun Lynch
et trad. de l'anglais par Marthe Coblentz, Paris : F. Rieder,
1926
- Robert
James Fletcher, « Îles-paradis, îles
d'illusion : lettres des mers du Sud » traduction de Marthe Coblentz revue
et augmentée par Nicole Tisserand, préface par Jean
Jamin, introduction par Bohun Lynch, Paris : Le Sycomore (Les Hommes et leurs signes), 1979
| - Asterisk [Robert James Fletcher],
« Gone native : a tale of the South seas », Londres :
Constable, 1924 ; Boston : Small Maynard, 1924
| | → Daniel Defert, « Un cas d'hébridisation : Robert James Fletcher », Journal de la Société des Océanistes, Vol. 37, 70, 1981→ Jean Jamin, « Note sur l'étrange cas de Robert James Fletcher », Journal de la Société des Océanistes, Vol. 37, 70, 1981→ Will
E. Stober, « Isles of illusion, letters from Asterisk to
Mowbray », The Journal of Pacific history, Vol. 39, 3,
Dec. 2004→ Michael W. Young, « Gone native in Isles of illusion : in search of Asterisk in Epi », in James G. Carrier (ed.), History and tradition in melanesian anthropology, Berkeley : University of California press (Studies in Melanesian anthropology, 10), 1992 |
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mise-à-jour : 9 mars 2018 |
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