Seconde
Odyssée : Ulysse de Tennyson à Borges / textes
réunis, commentés et en partie traduits par
Evanghélia Stead. - Grenoble : Jérôme Millon,
2009. - 505 p. ; 22 cm. - (Nomina, essais et documents). ISBN 978-2-84137-247-8
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| Les
lectures, les interprétations et les jugements critiques sur
l'art, la littérature et la musique, qui proviennent de
l'intérieur même de l'art, de la littérature et de
la musique, ont une autorité dont la pénétration
est rarement égalée par ceux qui viennent du dehors, par
ceux qui émanent du non-créateur, c'est-à-dire du
journaliste, du critique ou de l'universitaire.
George Steiner, Réelles présences |
Eclatant premier temps fort de la littérature
occidentale, l'œuvre d'Homère n'a jamais cessé de
stimuler les créateurs, poètes ou romanciers
postérieurs, engendrant une suite innombrable de textes qui
prolongent, infléchissent, corrigent, dépaysent,
parodient, transposent ou traduisent, … l'Iliade et plus encore l'Odyssée.
Ainsi s'est constitué, de siècle en siècle, un
ensemble dont chaque élément vaut par lui-même
autant que par le regard nouveau qu'il ouvre sur l'œuvre initiale
— dont la fraîcheur, la pertinence et la portée
sont à chaque fois mises à l'épreuve et ravivées.
Ici, Evanghélia Stead présente une sélection
de quinze textes écrits en Europe entre le milieu du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Tous se sont interrogés : que devient Ulysse au terme de l'Odyssée
d'Homère ? Peut-il concilier repos domestique et
bonheur ? N'est-il pas, au contraire, exposé à
rêver de nouveaux départs ? Figure éternelle
du marin à terre fixant avec nostalgie la ligne de l'horizon
mouvant … Le premier texte du recueil propose une
réponse dénuée d'ambiguïté : I cannot rest from travel (Tennyson, Ulysses, p. 24).
Garantes de la cohésion du recueil, deux
références littéraires ont guidé la
démarche des auteurs. La première est tirée de l'Odyssée :
Tirésias, consulté aux Enfers par Ulysse, lui annonce
qu'il regagnera Ithaque comme il le désire si ardemment ;
mais avant de pouvoir trouver sur son île la plus douce des morts,
les dieux exigeront qu'il entreprenne un ultime voyage :
« il faudrait partir avec ta bonne rame sur l'épaule
et marcher, tant et tant qu'à la fin tu rencontres des gens qui
ignorent la mer » (Chant XI). La seconde
référence provient de la Divine Comédie. Au huitième cercle de l'Enfer, Dante et Virgile s'entretiennent avec Ulysse qui expie au sein d'une flamme fourchue
les ruses par lesquelles les Grecs ont triomphé des Troyens.
Dante ne connaissait le poème d'Homère que par le
truchement de poètes latins (Ovide et Virgile en
particulier) ; il met dans la bouche d'Ulysse un récit qui
clôt l'aventure sur un mode inédit. Renonçant
à mettre le cap sur Ithaque après avoir quitté
l'île de Circé, les navigateurs entament un vol fou
vers l'inconnu, au-delà des colonnes d'Hercule, en bravant tous
les interdits de l'époque jusqu'à entrevoir la
possibilité d'aborder une montagne brune. Mais un tourbillon se lève, vient frapper le navire, le fait tournoyer et l'engloutit (Enfer, Chant XXVI).
C'est donc à une lecture croisée d'Homère et de Dante (Prologue,
p. 13) que convie Evanghélia Stead en réunissant des
œuvres qui ont en partage une tradition, les échos
successifs qu'elle a suscités, les opportunités de
transmission, de traduction et de variation qu'elle autorise. Pour
Evanghélia Stead, trois voies sont tracées. La
première amplifie et met en scène l'insatisfaction du retour (Prologue,
p. 13) : le poème d'Alfred Tennyson en donne
l'expression la plus remarquable. Pour un second groupe, le projet de
donner une suite au récit canonique prend le dessus : c'est
le cas de Nausicaa — récit parasitaire de Jules Lemaitre, dont la démarche distanciée et critique introduit le doute (Prologue, pp. 14-15). La troisième et dernière voie est celle de la traduction, de l'essai, du commentaire (Prologue, p. 15) : Le dernier voyage de Giovanni Pascoli peut être lu comme un miroir inversé et une réduction de l'Odyssée (Prologue, p. 15).
Les auteurs réunis ici sont à l'évidence de
grands lecteurs. Sont-ils de grands créateurs ?
Déjà Dante s'interrogeait en se posant en héritier
présomptif de Virgile et, indirectement, d'Homère
— poeta sovrano —,
auquel il empruntait un caractère ; dans son cas, la
postérité a eu le temps et le recul nécessaires
pour fonder une réponse nette. Plus tard, Constantin Cavafis
s'est à son tour mis en question dans l'essai consacré
à La fin d'Ulysse
(essai resté inédit de son vivant) ; comme chacun
des auteurs du recueil, il n'a pu ignorer l'enjeu crucial d'une
création greffée sur un tronc aussi vigoureux que
l'œuvre d'Homère. Un enjeu qui n'est pas seulement formel,
et dont la réelle mesure n'est comparable qu'à
l'en-allée d'Ulysse telle que Dante — en toute
conscience — la met en scène. La Seconde Odyssée est d'abord une épreuve de la limite parce qu'elle est transgression (Epilogue, p. 482).
L'horizon de la Seconde Odyssée ne
se limite pas aux seules œuvres que l'ouvrage d'Evanghélia
Stead rend accessibles. D'autres pistes, nombreuses, s'ouvrent au
profit des lecteurs curieux. Deux exemples. Andrew Lang, en ouverture d'Hesperothen, incite à relire Rabelais et à déjouer les subtils sortilèges de l'île des Macraeons
(p. 71). Vers la fin du volume (p. 474), Evanghélia
Stead rappelle après Borges que les mots sur lesquels
s'achève Moby Dick — then all collapsed, and the great shroud of the sea rolled on as it rolled five thousand years ago — sont presque les mêmes que ceux qu'emploie Dante à la fin du récit d'Ulyse au chant XXVI de l'Enfer : infin che 'l mar fu sovra noi richiuso.
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SOMMAIRE |
Prologue — Seconde Odyssée : Ulysse de Tennyson à Borges
Alfred Tennyson
- Ulysses (1842)
- Ulysse, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
- Ulysses, trad. en allemand par Ferdinand Freiligrath (1846)
- Ulysse, trad. en français par Albert Buisson du Berger (1888)
- Ulisse, trad. en italien par Giovanni Pascoli (1913)
- Ulysse, trad. en français par Léon Morel (1899)
George F. Preston
- The phantom bark (1860)
- La barque fantôme, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
Andrew Lang
- Hesperothen (1872)
- De l'Hespérie, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
Paul Heyse
- Odysseus (1877)
- Ulysse, trad. en français par Philippe Marty
- Notice
Constantin Cavafis
- Δευτέρα 'Oδύσσεια, (1894)
- Seconde Odyssée, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
Jules Lemaitre
Arturo Graf
- L'ultimo viaggio di Ulisse (1897)
- Le dernier voyage d'Ulysse, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
Giovanni Pascoli
- L'ultimo viaggio (1904)
- Le dernier voyage, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
Arturo Graf
- I naviganti (1905)
- Les navigateurs, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
Constantin Cavafis
- 'Iθάκη, (1910)
- Ithaque, trad. en français de Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras
- Ithaque, trad. en français de Dominique Grandmont
- Notice
Franz Blei
- Des Odysseus letzte Ausfahrt (1923)
- Le dernier voyage d'Ulysse, trad. en français de Marie-Victoire Nantet
- Notice
Jorge Luis Borges
- El inmortal (1947)
- L'immortel, trad. en français par Evanghélia Stead
- Notice
- Odisea, libro vigésimo tercero (1964)
- Odyssée, livre vingt-trois, trad. en français par Nestor Ibarra
- Notice
APPENDICE Essais
- Constantin Cavafis, Τό τέλοΰ 'Οδυσσέως (1894), La fin d'Ulysse, trad. en français et commenté par Evanghélia Stead
- Jorge Luis Borges, El último viaje de Ulises (1982), Le dernier voyage d'Ulysse, trad. en français par Françoise Rosset et commenté par Evanghélia Stead
Epilogue — Intertextualité, langue d'énigme, langue de feu
Bibliographie |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - Homère, « Odyssée »
éd. présentée et annotée par Philippe
Brunet, trad. de Victor Bérard, Paris : Gallimard (Folio
classique, 3235), 2003
| - Alfred Tennyson, « Ulysses » in Poems (vol. II), London : Edward Moxon, 1842
- George F. Preston, « The phantom bark » in Ballads and metrical sketches, London : W. Kent, 1860
- Andrew Lang, « Hesperothen » in Ballads ans lyrics of old France, with other poems, London : Longmans, Green, 1872
- Paul Heyse, « Odysseus » in Skizzenbuch, Lieder und Bilder, Berlin : Wilhelm Hertz, 1877
- Constantin Cavafis, « Une autre Odyssée » in Poèmes, trad. de Dominique Grandmont, Paris : Gallimard (Du Monde entier), 1999 ; in En attendant les barbares, trad. de Dominique Grandmont, Paris : Gallimard (Poésie), 2003 ; « Seconde Odyssée » in Tous les poèmes, trad. de Michel Volkovitch, Paris : Le Miel des anges, 2017
- Constantin Cavafis, « Ithaque » in Poèmes, trad. de Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Paris : Gallimard (Poésie), 1978 ; in En attendant les barbares, trad. de Dominique Grandmont, Paris : Gallimard (Poésie), 2003 ; in Tous les poèmes, trad. de Michel Volkovitch, Paris : Le Miel des anges, 2017
- Jules Lemaitre, « Nausicaa » in Myrrha, vierge et martyre, Paris : Lecène, Oudin et Cie (Nouvelle bibliothèque variée), 1894
- Arturo Graf, « L'ultimo viaggio di Ulisse » in Le Danaidi, Torino : Loescher, 1897
- Arturo Graf, « I naviganti » in Poemetti dramatici, Milano : Fratelli Treves, 1905
- Giovanni Pascoli, « L'ultimo viaggio » in Poemi conviviali, Bologna : Nicola Zanichelli, 1904
- Franz Blei, « Des Odysseus letzte Ausfahrt » in Der Knabe Ganymed, moralische Erzählungen, Berlin : Ernst Rowohlt, 1923
- Jorge Luis Borges, « L'immortel » in L'Aleph, trad. de Roger Caillois et René L.-F. Durand, Paris : Gallimard (L'Imaginaire), 1991
- Jorge Luis Borges, « Odyssée, livre vingt-trois » in Œuvre poétique 1925-1965, mis en vers français par Ibarra, Paris : Gallimard (Du Monde entier), 1970
- Jorge Luis Borges, « Le dernier voyage d'Ulysse » in Neuf essais sur Dante, trad. de Françoise Rosset, Paris : Gallimard (Arcades), 1987
| - Evanghélia Stead, « L'Odyssée d'Homère », Paris : Gallimard (Foliothèque, 142), 2007
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mise-à-jour : 8 mars 2017 |

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