Le père de ZOUNE était
un paysan courtaud, épaulu, solidement charpenté.
Il avait une tête de « bocor » 1,
aux cheveux touffus et emmêlés. Très réputé
pour son endurance au travail, il n'y en avait pas comme lui
pour manier, avec ses mains dures et calleuses, la houe ou le
« couteau-digo » 2.
La plante de ses pieds était
une curiosité ; plus solide, plus résistante que
le meilleur cuir de bœuf, elle écrasait les piquants
d'acacia et de bayahonde dont les pointes dangereuses n'osaient
jamais le piquer jusqu'au vif. Aussi allait-il sans « sapates »
dans les « crabinages » 3
et les halliers. Très loquace avec son monde, il était
d'une timidité excessive en présence des étrangers,
des gens de la Ville. C'est à peine s'il pouvait leur
parler : il répondait invariablement par une kyrielle
de oui aux questions qu'on lui posait; il n'y ajoutait un apisollement 4
ou un cé parole ! — que pour rompre la
monotonie de son langage. Au fond, avec ses regards obliques,
c'était un madré compère. Sous l'enveloppe
grossière d'un Bouqui, il cachait l'âme d'un Timalice.
Il
possédait trois carreaux de terre ; l'un lui était
échu par héritage ; il en avait acquis les deux
autres par « ses sueurs et son courage ». Comme
il avait autant de « ménagères »
qu'il y a de jours dans une semaine, il avait sectionné son
bien, et en avait donné un lopin à chacune, à
charge pour elles, de les cultiver pour leur propre compte. Il ne
s'était réservé qu'un jardin planté
d'arbres fruitiers, de caféiers, de maniocs et d'ignames,
— et qu'un « barré » d'herbes
Guinée. Pour toute redevance, il ne réclamait de ses
« mammans-pitites » que le boire, le manger et le coucher.
Celles-ci, quand elles étaient de service, s'en
acquittèrent avec d'autant plus de dévouement que toutes
luttaient pour le retenir à demeure. Elles avaient même
recouru aux sorciers pour activer cet heureux dénouement.
Malgré le « précipité » dont
elles faisaient un grand usage, leur homme ne penchait ni d'un
côté ni de l'autre. Il montrait d'ailleurs plus d'amour,
plus d'attachement pour son champ. Il l'aimait par dessus tout. C'est
vers lui le matin, à l'heure où les poules descendent des
arbres, qu'il dirigeait les pas, sa houe sur l'épaule, sa
manchette à la main. C'est à lui qu'il confiait,
enfermés dans une calebasse, ses titres, ses
« d'Haïti, gourdins et calins ». Sous la
pluie, sous le soleil, c'est lui qu'il remuait ou qu'il
ensemençait. Souvent, en plein midi, le torse nu, n'ayant qu'un
chapeau de paille sur la tête, il sarclait,
« balisait, brûlait le bois-neuf » ou bien
faisait sécher le café sur les glacis.
Ce rude laboureur était
le treizième fils de TICHÉRY BODIO. Bien que dans
son « baptistaire » il eût pour prénom
et nom Ismael Tichéry, on l'appelait Maréchal Ticoq.
Il ne protesta jamais contre ce surnom; au contraire, il y tenait
mordicus.
La raison en est qu'il ne voulut
sans doute qu'on oubliât que, pendant quelque temps, il
fut un gradé dans notre maréchaussée rurale,
et que nul plus que lui ne pouvait prétendre au titre
de « coq » de la section.
« Quand à ça ! »
— il avait le bec solide et prompt ; aussi, dans les moindres
« boulevas » 5 portait-il
son coup préféré : le coup de salière …
Vous ne sauriez croire à
quel point je m'intéresse à ces petits problèmes
patronymiques. Ils constituent quelquefois de très amusantes
devinettes. C'est pour moi, je l'avoue, une véritable
récréation. Si nos Ticoq, Ticrabe, Tizo me mettent
en bonne humeur, je pouffe positivement en présence de
nos Napoléon qui, embêtés de ne pas ressembler,
même de profil, au Corse aux cheveux plats, vous abordent
un beau matin et vous disent : — « Nous
nous appelons désormais LINDOR » — quand
ils ne vous renvoient pas aux colonnes d'annonces des journaux
où ils prient le public de les considérer comme
Jacques aîné, Jules cadet, CHARLES fils ou MENTOR
jeune … avec le même paraphe.
Dans nos campagnes ces changements
de noms sont à ce point courants qu'ils permettent difficilement
d'établir l'identité d'une personne ou de dresser
son arbre généalogique : un travers, une infirmité,
une aventure quelconque vous débaptisent un homme sur
l'heure. Ajoutez à cela qu'on peut être facilement
induit en erreur par les mots oncle, frère et cousin auxquels
nos paysans donnent un sens extensif. Tout vieillard pour eux
est un grand parent ; ils l'appellent indifféremment,
avec le respect dû aux cheveux blancs tonton ou
n'oncle ; ils embrassent dans un même amour leurs
frères de baptême et leurs frères utérins
et consanguins : — enfin ils se traitent entre eux, de cousin
et de cousines.
Généralement dans
ces centres ruraux les noms sont des sobriquets, des « noms-jouète »
ou petits noms, des « noms-vengnants »
ou noms de guerre.
Sans ces explications, auriez-vous
compris peut-être que ZOUNE, en réalité,
devrait s'appeler ZÉTRENNE BODIO, et MARÉCHAL TICOQ,
— ISMAEL TICHÉRY BODIO ?
Me croirez-vous d'autre part
si je vous apprends que, de CHÉRISE BIOSBLANC, la mère
de ZOUNE, — les malicieux habitants de Pays-Pourri avant
trouvé le moyen de faire ... SOR POUM ?
Oui, mon ami, c'est par ce bruit
insolite qu'on désignait cette paysanne — et, ce
qui est fait pour étonner —, elle accepta bravement
ce surnom et le porta « sans bruit sans compte ».
En voilà une qui eût
fait bonne figure à la cour du roi Pétaud ! …
À voir les yeux vagues
de SOR POUM, sa face tranquille où s'aplatissait un nez
aux larges narines; à considérer son air sauvage
et embarrassé — à entendre sa voix molle et
traînante, on l'eût crue incapable de tuer une puce.
Jamais pourtant apparence ne fut plus trompeuse. Des ménagères
de Ticoq, c'était la plus rusée, la plus débrouillarde,
la plus intelligente. Elle savait très bien compter sur
ses doigts ou à l'aide des grains de maïs ou de pois ;
elle vendait des œufs pourris pour des œufs frais ; dans
sa calebasse d'huile de palma-christi, elle versait toujours
du sirop ; son sac de café contenait au moins cinq
livres de petites pierres imitant la couleur de cette fève ;
enfin, à sa manière, elle répondait œil
pour œil, dent pour dent aux pratiques déloyales des
gens de la Ville qui, spéculant sur l'ignorance de nos
habitants, leur réservent tout ce qu'ils ont d'inférieur,
de falsifié ou de zagribage, quand ils ne leur appliquent
pas, en achetant leurs denrées, une arithmétique
spéciale dont une des beautés éclate en
ce calcul archi-fantaisiste :
9 fois 9 =
42, nous donnons 4, mais nous ne retenons rien.
SOR POUM ne se laissait trimbaler
à hue et à dia que par son homme ; seul TICOQ était
son maître et seigneur ; devant ce mâle robuste
elle n'était qu'une femelle passive et respectueuse.
Enceinte ou nourrice (ces deux
états alternaient toujours) elle s'attelait à la
besogne comme une bourrique. Tous les jours, de bonne heure,
suivie à la file de sa petite troupe de marmots, les uns
tout nus, les autres en tanga, elle allait puiser de l'eau à
la source voisine ou chercher du bois sec dans la forêt
; puis elle se rendait au champ.
Une ou deux fois par mois, on
la voyait au bord de la rivière lessivant, à grands
coups de battoir, vareuses, pantalons, caracos et casaques.
À l'époque de la
récolte, c'est elle qui descendait en ville. De ses pieds
infatigables, elle faisait des lieues et des lieues. Précédée
de sa bête de charge dont elle tenait le long licou, et
portant elle même sur la tête un panier rempli de
fruits et de vivres, elle trottait par des routes enfoncées
et rocailleuses. On s'étonnait de la voir marcher aussi
allègrement, car elle avait un enfant assis à califourchon
sur ses hanches et retenu à son dos par un morceau de
colette dont les bouts formaient un nœud solide sous ses mamelles
pendantes.
Elle ne faisait jamais plus d'une
journée à Port-au-Prince. Ses denrées vendues,
elle mettait son argent dans une grande « saquitte »
enfouie dans son corsage et dont le cordonnet lui passait autour
du cou. Elle la tâtait, l'ouvrait, la fermait de temps
en temps. Si par malheur, un « goudin »
venait à manquer, elle ameutait toute une foule par de
bruyantes lamentations …
Posément elle s'acquittait
des commissions ; sans se hâter aussi elle faisait
ses emplettes. Et quelles emplettes ?
Sa provision se composait presque
des articles suivants : du sel, une ou deux « marques »
de morue, ou de petit-salé ; du suif de bœuf ou
de mouton ; des paquets d'afibas ; rarement un mouchoir
des Indes, quelques aunes de gros bleu ou de ginga. Mais elle
rapportait invariablement à sa marmaille du « bon
sirop » ou du « doucounou »,
ou à son Ticoq une ou deux fioles de tafia ou une tête
tabac mannoc (— c'est la ville de New-York qui a subi
cette transformation.)
Elle réservait les « cacabœufs » 6
et les sucres d'orge pour sa petite ZOUNE si frêle et si
rabougrie.
La pauvre enfant avait une déplorable
complexion. Elle était toujours malade. Au lieu de lui
prodiguer les soins que réclamait son état, ses
parents superstitieux au dernier degré, préférèrent
lui mettre au cou un collier « rangé » 7,
fait de nœuds de ficelle, et la plonger deux fois par jour dans
un bain d'une puanteur repoussante. Car pour eux, ZOUNE était
sous l'influence de « mauvais air » 8.
Ils soutenaient, à l'entendement des gens du voisinage
dont ils soupçonnaient quelques-uns, que c'étaient
bien des zombis, des cochons sans poil, qui, à
l'aide d'un invisible calumet, suçaient à distance
le sang de leur fille.
On ne pouvait leur ôter
cela de la tête. Aussi, chaque nuit, pour conjurer ces
démons, brûlaient-ils des cornes de bœuf et de
l'assafoetida et lançaient-ils sur le toit de leur chaumière
du sel et des grains de « hoholi » …
Comme ces simagrées
n'amenèrent aucun changement, SOR POUM, sur les conseils
de sa grande se décida à faire baptiser
l'enfant. Il en était plus que temps ZOUNE devait avoir
plus de dix ans … 1. | bocor : magicien. | 2. | couteau-digo : serpette. | 3. | crabinages : branches épineuses mises en tas. | 4. | apisollement : certainement. | 5. | boulevas : corps à corps. | 6. | cacabœufs : petits gâteaux ayant la forme de la bouse des bœufs. | 7. | rangé : doué de vertu magique. | 8. | mauvais air : esprit maléfique. |
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