Défunts
sous les amandiers en fleurs / Baltasar Porcel ; traduit du
catalan par Pierre Lagarde. - Eglise-Neuve d'Issac :
Fédérop, 1988. - 212 p. ; 20 cm.
ISBN 2-85792-062-8
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Mais,
quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort
des êtres, après la destruction des choses, seules, plus
frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus
persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à
attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste,
à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque
impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann — cité en épigraphe |
Baltasar Porcel est né en 1937 à Andratx, petite ville
située à une vingtaine de kilomètres à
l'ouest de Palma sur l'île de Majorque. Les trente-deux
récits qui composent « Défunts sous les
amandiers en fleurs » déploient une page
révolue d'histoire locale en saisissant quelques figures
marquantes au terme de leur existence.
Aux yeux des différents protagonistes des
évènements tragiques ou cocasses mis en scène par
Baltasar Porcel, Palma, la capitale de l'île, ne semble pas moins
lointaine que Florence, Bruxelles, le Mexique, Zanzibar ou les parages
du Cap Horn, lieux de passage ou de vie pour certains d'entre eux
— poussés hors de leur île par la
nécessité ou par goût de l'aventure. Andratx
et ses abords immédiats où fleurissent somptueusement les amandiers
n'en constituent pas moins le cœur d'un monde d'une inextricable
densité, où toute vie prend sa source et trouve son terme.
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EXTRAIT |
Sous
le grenadier, je suis réveillé par le son espiègle
des castagnettes. J'ouvre les yeux, déjà le soleil
décline, les pampres flamboient. Le crépuscule des vignes
à l'automne est comme celui d'un autre monde. Le soleil se
couche et les champs restent frais, pleins d'une clarté limpide,
incolore. Les vendangeuses ont abandonné leur tâche et
rentrent en ville d'un pas vif. Les filles jouent des castagnettes et
les garçons grattent la guitare. Ils s'en vont tous, cheminant
et dansant, et ils boivent un coup à une bouteille d'anisette,
mordent quelques dragées blanches et dures, sucrées. Tous
vont se laver, se préparer pour s'en aller là où
l'on donnera un bal cette nuit.
Et là, tout le monde mange, soupe, omelette, viande rôtie,
olives farcies. Dans les pressoirs, des jeunes gens, pieds nus,
écrasent les raisins. Je m'y fourre aussi, me mêlant au
tintamarre. Du coin de l'œil j'observe Roser Singala et, quand je
la vois seule, je m'approche d'elle. Je lui regarde les seins,
palpitants, par l'échancrure du corsage. Elle rit. Elle a les
idées troubles. Je lui prends un coude et elle se dégage,
importunée. J'essaie d'expliquer, pour l'adoucir, qu'il y a
quelques mois j'ai vu son père à Florence, en Italie, son
père qui a disparu un jour et dont on n'a plus jamais rien su.
Elle ne le croit pas et ça ne l'intéresse pas. Elle rit
avec une bouche fraîche, des dents blanches comme de la chaux.
Nous buvons tous les deux au même verre. Nous sommes très
près l'un de l'autre. Je sens l'odeur morbide de sa sueur.
Brusquement les gens courent, se serrent autour d'un pressoir :
tout en haut, seul, couronné de feuilles de vigne, sans chemise,
Vito Gual danse sur le raisin crissant, danse et chante :
Elles disent qu'en allant vendanger
elles emportent les castagnettes !
Jeunes filles, ce soir se tient
le bal de la jeunesse !
Et moi j'irai danser
parce que toi je veux t'aimer !
Tout le monde
applaudit, fait chorus. Je passe une main autour de la taille de Roser
qui rit et me caresse une cuisse. La nuit commence, la nuit est tendre.
☐
pp. 152-153 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE
- « Difunts sota els ametllers en flor », Barcelona : Destino, 1970
- « Galop vers les
ténèbres », Arles : Actes sud,
1990
- « Printemps et automne »,
Arles : Actes sud, 1993
- « Méditerranée
: tumultes de la houle », Arles : Actes sud,
1998 ; Actes sud (Babel, 659), 2004
- « Cabrera, ou l'empereur des morts », Arles : Actes sud, 2002
- « Olympia à Majorque », Arles : Actes sud, 2007
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mise-à-jour : 9 juillet 2009 |
Né
à Andratx (Majorque) en 1937, Baltasar Porcel est
décédé à Barcelone — où
il résidait depuis 1960 — le 1er juillet 2009. |
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