Et soudain c'est
le soir = Ed è subito sera / Salvatore Quasimodo ;
éd. bilingue trad. de l'italien et présentée
par Patrick Reumaux. - Rouen : Elisabeth Brunet, 2005. -
234 p. ; 25 cm.
ISBN 2-910776-13-1
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PATRICK REUMAUX : Leonardo Sciascia, fin renard a l'ouïe
fine : lisant Quasimodo, il entend le bruit de l'eau :
« i miei fiumi », mes rivières.
Ce sont les rivières de son enfance, qu'il ne vint peut-être
jamais revoir, le Platani, à hauteur de la gare d'Acquaviva ;
l'Imera à son embouchure, l'Anapo « aux fraîches
eaux bleutées … Qui parcourt ses poèmes
croit entendre un perpétuel bruit d'eau : il lui
semble voir un monde oublié à travers un voile
d'eau … Tout est souvenir d'eaux, tout vit dans cette
transparence » 1.
De la même veine, cette
remarque d'Armand Guibert, dans un
numéro de la revue Mirages : « Jamais
décrite, la mer est suggérée » 2.
[…] Promenez-vous dans les jardins du Generaliffe, à
Grenade, vous entendrez, là où il n'y a pas d'eau,
le bruit de l'eau. Vous entendrez le bruit d'une eau qui n'existe
pas, car ce sont les Arabes qui ont créé l'imaginaire
de l'eau. Les Grecs, et les Siciliens dans leur sillage, et Quasimodo
dans leur sillon, ont créé le noir. Les Siciliens,
tailleurs de vignes, irriguent moins qu'ils ne cueillent. Ils
taillent le noir. Leurs vins rouges sont des vins noirs. Et le
soir, sur l'île, tombe si brusquement que le cœur se serre.
Quelque chose dans le cœur. Pas le sang, le noir. Le cœur devient
noir d'encre.
[…]
[Salvatore Quasimodo,] cet homme
en noir qui hait l'été, « absurde période
de lumière et d'ouragans » 3,
ce Sicilien en exil à Milan (encore un « traître »),
qui est-il ?
« L'homme de tous
les périls » 4 écrit-il
à Maria Cumani. Qu'est-ce à dire ? Qu'il est
poète et le revendique avec orgueil. Il est même
le chef de file de l'hermétisme, poésie « pure »
définie comme « revanche de la parole sur l'action ».
Plus tard (après la guerre), il mettra de l'eau dans son
vin, passera « du monologue au dialogue »,
« s'ouvrira aux objets, au réel, aux gens » 5.
[…]
A travers les lauriers 6
de cette brume théorisante, s'esquisse le portrait d'un
curieux bonhomme […]. Toujours au centre du cercle, il a le
sens de la mise en scène, un pas lent, une voix de baryton,
un regard vif, passant de l'un à l'autre, l'air de dire
« Oui, je suis le poète, et je ne crais
personne ». Se sentant mal aimé, mal compris,
traqué, entouré d'ennemis, il est contradictoire,
méprisant, injuste, en proie à une manie de grandeur
et d'éternité […].
Variations sur le noir, pp. 7-9 1. | Leonardo Sciascia, « Mots
croisés » in Œuvres
complètes, vol. II, Paris : Fayard,
2000 (p. 1229). | 2. | Dans ce même article (Mirages,
février 1932), Armand Guibert voit en Salvatore Quasimodo
le « fils d'une île où Rome, la Grèce
et l'Afrique se marient ». | 3. | « Lettere d'amore
a Maria Cumani », Milan : Mondadori, 1973 (lettre
du 1er septembre 1936). | 4. | Ibid. (lettre du 19 octobre
1936). | 5. | Gilberto Finzi, Préface
à Salvatore Quasimodo, « Tutte le poesie »,
Milan : Mondadori, 1995. | 6. | Salvatore Quasimodo (1901-1968)
a reçu le prix Nobel de littérature en 1958. |
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EXTRAIT |
CAVALLI DI LUNA E DI VULCANI
alla figlia
Isole che ho abitato verdi su mari immobili.
D'alghe arse, di fossili marini le spiagge ove corrono in amore cavalli di luna e di vulcani.
Nel tempo delle frane, le foglie, le gru assalgono l'aria : in lume d'alluvione splendono cieli densi aperti agli stellati ;
le colombe volano dalle spalle nude dei fanciulli.
Qui finita è la terra : con fatica e con sangue mi faccio una prigione.
Per te dovrò gettarmi ai piedi dei potenti, addolcire il mio cuore di predone.
Ma cacciato dagli uomini, nel fulmine di luce ancora giaccio fanciullo a mani aperte, a rive d'alberi e fiumi :
ivi la latomia l'arancio greco feconda per gl'imenei dei numi.
☐ p. 226
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CHEVAUX DE LA LUNE ET DES VOLCANS
à ma fille
Îles que j'ai habitées vertes sur des mers immobiles.
D'algues sèches et de fossiles marins les plages où galopent fous d'amour les chevaux de la lune et des volcans.
Au moment des secousses, les feuilles, les grues assaillent l'air : dans la lumière des alluvions brillent des ciels chargés ouverts aux astres ;
les colombes s'envolent des épaules nues des enfants.
Ici finit la terre : avec de la sueur et du sang je me construis une prison.
Pour toi je devrais me jeter aux pieds des puissants, adoucir mon cœur de brigand.
Mais traqué par les hommes je suis encore en plein dans l'éclair, enfant aux mains ouvertes, aux rives des arbres et des fleuves :
ici la latomie féconde l'oranger grec pour les noces des dieux.
☐ p. 227
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « La
lyre grecque » avec une préface de l'auteur,
éd. bilingue traduite et postfacée par Patrick Reumaux,
Senouillac : Vagabonde, 2018
- « Poèmes »
éd. bilingue, choix, éd. et trad. par David Cohen,
Irène Lentin et Stefano Mangan, Paris : Institut culturel
italien, 2012
- « Ouvrier des songes » trad. par Thierry Gillybœuf, Toulon : Librairie La Nerthe, 2007
- « Poèmes »
trad. de l'italien par Michel Costagutto, Draguignan : Unes,
2000
- « Poèmes »,
Paris : Rombaldi (Prix Nobel de littérature), 1969
- « Poèmes »
trad. de l'italien par Pericle Patocchi, Paris : Mercure
de France, 1963
- « La terre incomparable =
La terra impareggiabile » éd. bilingue, choix
et préface de Tristan Sauvage, trad. de l'italien par
Tristan Sauvage et Alain Jouffroy, Paris : Pierre Seghers
(Autour du monde, 56), 1959
| - Maria Rosa Chiapporo, « Transfiguration
de l'île dans la poésie de Salvatore Quasimodo :
la nostalgie fondatrice », in L'insularité,
études rassemblées par Mustapha Trabelsi, Clermont-Ferrand :
Presses universitaires Blaise Pascal, 2005
- Maria Rosa Chiapporo, « Salvatore
Quasimodo, le pêcheur de mythes (1901-1968) »,
Croissy-Beaubourg : Aden (Le Cercle des poètes disparus),
2006
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mise-à-jour : 20 juillet 2018 |

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