Elio Vittorini

Conversation en Sicile

Le Livre de poche - Le Livre de poche, 1984

Paris, 1969
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Méditerranée
Conversation en Sicile / Elio Vittorini ; traduit de l'italien par Michel Arnaud. - Paris : Le Livre de poche, 1969. - 186 p. ; 17 cm. - (Le Livre de poche, 1984).
C'était là le terrible : ce calme plat de la non-espérance.

p. 11

Après une première parution en feuilletons dans la revue Letteratura
(1937-1938), “ Conversazione in Sicilia : nome e lacrime ” est publié chez l'éditeur Bompiani à Milan en 1941 et échappe un temps à la censure fasciste avant d'être dénoncé publiquement comme un “ livre immoral et antinational ” par l'Osservatore Romano et, en conséquence, interdit ; Bompiani réussit cependant à diffuser deux nouveaux tirages clandestins. Les premières éditions s'achevaient sur une note “ dictée par le souci de détourner les coups de la censure ”, où l'auteur niait toute portée autobiographique ; quant à la Sicile, ajoutait-il, elle n'était là que “ par hasard 1 ” : “ c'est seulement que ce nom de Sicile sonne mieux à mon oreille que celui de Perse ou de Venezuela ”.
Elio Vittorini est né à Syracuse en 1908. Aux premières pages de “ Conversation en Sicile ”, Silvestro Ferrauto en proie à “ d'abstraites fureurs ” reçoit une lettre de son père dont l'écho ne tarde pas à résonner comme “ un fifre qui faisait bouger en [lui] des rats et des rats (…) les sombres rats de [ses] années, mais seulement ceux de [ses] années siciliennes, dans les montagnes (…) ” ; plutôt qu'obéir à son père qui lui a suggéré de rendre visite à sa mère seule désormais dans l'île lointaine il rédige une carte postale et s'apprête à la déposer au guichet postal de la gare quand une affiche de la compagnie ferroviaire le retient : “ Visitez la Sicile (…) 250 lires, aller et retour en troisième classe, pour Syracuse ”. Silvestro hésite un court instant, puis : “ le son du fifre était perçant (…) je demandai un billet ”.

Passent Florence, Rome, Naples, la Calabre. La conversation s'engage à bord du ferry-boat, d'abord avec “ de petits Siciliens de troisième classe, affamés et doux bien qu'ayant froid ” ; elle se poursuit sur le quai de la Gare maritime de Messine puis dans le train à destination de Syracuse. Les premiers échanges tardent à se nouer, sont empreints d'incompréhension, ponctués de longs silences ; une voix peine à se faire entendre — “ Hi ! fit-il. Hi ” —, une autre s'impose, celle du “ Grand Lombard ” 2. Dès lors, sans renoncer au tatônnement, au heurt, aux redites, la parole se débride, la tension contenue des “ abstraites fureurs ” du début peut enfin s'exprimer — dans la rencontre. Et quand Silvestro poursuit son chemin vers Syracuse, puis au cœur de la montagne jusqu'au village où réside sa mère, de nouvelles voix approfondissent une quête de lumière exigeante et rageuse ; progressivement aux voix du jour — Calogero, Ezechiele, Porfirio, Colombo, … — se mêlent, suscitées par le verbe et les gestes de la mère retrouvée, les voix de l'enfance : le père déclamant Shakespeare la nuit avec ses collègues cheminots, Liborio le frère cadet mort avant l'âge pour avoir voulu “ voir le monde ”.

Jaillie du plus sombre de l'histoire européenne, cette polyphonie dense chante fraternité et liberté — valeurs pour lesquelles Elio Vittorini s'est battu jusqu'à la fin de la guerre au sein de la résistance anti-fasciste ; pour Italo Calvino, “ Conversation en Sicile ” fait pendant au “ Guernica ” de Picasso.
       
1. En italien « per avventura », au sens plus ouvert …
2. Réminiscence du chant XVII du Paradis où Dante célèbre une figure qui lui fut généreuse dans l'adversité : “ Lo primo tuo refugio e 'l primo ostello / sarà la cortesia del gran Lombardo / che 'n su la scala porta il santo uccello ”.
EXTRAIT    Ensuite, le Grand Lombard parla de lui-même : il venait de Messine où il s'était fait examiner pour une maladie de reins spéciale, et il rentrait chez lui, à Leonforte, il était de Leonforte, dans le haut du Val Demone, entre Enna et Nicosia, c'était un propriétaire terrien, père de trois beaux brins de filles, trois beaux brins de filles, c'est ainsi qu'il s'exprima, et il avait un cheval sur lequel il parcourait ses terres, et alors il se croyait, tant ce cheval était grand et fier, et alors il se croyait, un roi, mais il ne lui semblait pas que tout fût là, il ne lui semblait pas qu'il suffit de se croire un roi quand il montait à cheval, et il eût voulu acquérir d'autres connaissances, c'est ainsi qu'il s'exprima, et se sentir différent, avec quelque chose de nouveau dans l'âme, il eût donné tout ce qu'il possédait, et aussi son cheval, à la condition de se sentir davantage en paix avec les hommes, comme quelqu'un, c'est ainsi qu'il s'exprima, comme quelqu'un qui n'a rien à se reprocher.
    « Non pas que j'aie quelque chose de particulier à me reprocher, dit-il. Pas le moins du monde. Et je ne parle pas non plus dans le sens des curés … Mais il ne me semble pas être en paix avec les hommes. »
    Il eût voulu avoir une conscience fraîche, fraîche c'est ainsi qu'il s'exprima, et qui lui demandât d'accomplir d'autres devoirs, non pas les devoirs habituels, d'autres devoirs, des devoirs nouveaux et plus hauts, envers les hommes, parce qu'à accomplir les devoirs habituels il n'y avait pas de satisfaction, et l'on se retrouvait avec soi-même comme si l'on n'eût rien fait, mécontent de soi, déçu.
   « Je crois que l'homme est mûr pour autre chose, dit-il. Pas seulement pour ne pas voler, pour ne pas tuer, etc., et pour être un bon citoyen … Je crois qu'il est mûr pour autre chose, pour de nouveaux, pour d'autres devoirs. C'est cela, je crois, que l'on sent : l'absence d'autres devoirs, d'autres choses, à accomplir … Des choses à faire pour notre conscience, dans un sens nouveau. »

pp. 33-34
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Conversazione in Sicilia : nome e lacrime », Milano : Bompiani, 1941
  • « Conversation en Sicile » trad. par Pierre Gilson de Rouvreux, Bruxelles : Ed. de la Toison d'or, 1943
  • « Conversation en Sicile » trad. par Michel Arnaud, Paris : Gallimard, 1948 ; Gallimard (L'Imaginaire, 232), 1990, 2011
  • « Journal en public » trad. par Louise Servicen et préfacé par Maurice Nadaud, Paris : Gallimard, 1961, 1981
  • « Les femmes de Messine » trad. par Michel Arnaud, Paris : Gallimard, 1967
  • « Sardaigne comme enfance » trad. par Angélique Lévi, Caen : Nous (Via), 2012
  • « Les hommes et la poussière » trad. et présenté par Marie Fabre, Caen : Nous (Via), 2018
  • Lydie Malizia, « Codage-décodage d'une Conversation en Sicile », in L'Écriture emprisonnée, sous la dir. de Jean Bessière et Judit Maar, Paris : L'Harmattan, 2007

mise-à-jour : 8 janvier 2018

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