Etienne-Gabriel Morelly

Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpaï

Société de libraires

Paris, 1753
bibliothèque insulaire
   
utopies insulaires
Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpaï [...] / Etienne-Gabriel Morelly. - Messine [Paris] : Société de libraires, 1753. - 2 vol. (XLI-216, 307 p.) ; 17 cm.

JEAN DELUMEAU : Zeinzemin, le héros de la Basiliade, règne au milieu des océans sur une île heureuse où vit un peuple innocent. Il a refusé toutes les séductions de L'Oisiveté, de la Mollesse, de la Scélératesse, etc., pour s'en tenir à la voie tracée par la nature. Or celle-ci récuse la propriété : « le champ n'est point à celui qui le laboure ; ni l'arbre à celui qui y cueille des fruits ». Souverain bienveillant, précisément parce qu'il suit les indications de la nature, Zeinzemin se contente de veiller au bon fonctionnement de petites communautés — Fourier les appellera plus tard des phalanstères — où il y a « une réciprocité de service qui n'est jamais interrompue » et où un travail modéré de chacun suffit pour tout produire. Parce que, dans cette île, chacun se conforme à l'harmonie naturelle, n'existent ni propriété, ni mariage, ni police, ni Églises, ni privilèges. En somme il s'agit, si l'on peut dire, d' « un État anarchiste, sans autre loi que celle de la nature, un société constituée sans contrat explicite » : nous sommes loin du Contrat Social de Rousseau.

« Mille ans de bonheur », p. 303

FRANK LESTRINGANT : Morelly le paradoxal renverse l'ordre de présentation habituelle de l'utopie. Au lieu d'être reléguée dans une île, celle-ci occupe le continent solidement enraciné dans la Nature. Cette utopie […] occupe « au sein d'une vaste Mer, miroir de cette profonde Sagesse, qui embrasse et régit l'Univers », un décor paradisiaque et jouit d'un éternel printemps. Les îles, au contraire, loin de circonscrire un ailleurs rêvé, idéal ou fantastique, désignent l'ici et maintenant : ce sont les diverses nations de l'Europe qui se sont détachées du continent originel pour partir à vau-l'eau, au risque du naufrage. […] C'est sur la terre ferme, la bien nommée terre continente, et non pas sur une île, que se développe en conséquence une robinsonnade naturiste, puis dans son prolongement, une utopie agraire, où convergent les influences croisées de la Perse, de l'Inde et de l'empire Inca.

« Le Livre des îles », p. 326

EXTRAIT    On dit qu’autrefois cette Terre fut infestée d’une multitude de Monstres, qui après en avoir séduit les malheureux Habitans, les retenoient opprimés sous le poids des chaines dont ils s’étoient chargés eux-mêmes, ou qu’ils s’étoient laissé imposer. Un déluge de maux & de crimes, dont, graces au Ciel, vous ignorez le nom même, & dont il ne s’est conservé parmi nous qu’un souvenir confus ; ces maux, dis-je, ravageoient ces tristes climats. La Vérité & la Nature firent de vains efforts pour engager ces Peuples à s’affranchir de la domination de ces maîtres furieux : ils furent sourds à la voix salutaire de leurs libératrices. Nulle liaison entre les membres de cette Société confuse, prête à se dissoudre ; chaque particulier n’est plus retenu dans les devoirs de l’humanité, que parce qu’il ne se sent pas assez fort pour pouvoir seul écraser le reste des hommes ; son cœur cruel verroit avec joie périr le monde entier, s’il en pouvoit seul recueillir les dépouilles. Le désir d’obtenir des autres, par de feintes caresses, ce que leur avidité ne peut impunément ravir, empêche ceux-ci de s’entre-dévorer ; elle cache sa violence sous de faux égards & de perfides ménagemens chez ceux dont une lâche timidité fait l’innocence ; ceux-là, au contraire, n’ont de l’intrépidité que pour commettre le crime ; le plus vil intérêt les aveugle sur les dangers ; il arme leurs bras de poisons, de fer, ou de feux, pour établir leur bonheur sur les ruines de toute humanité.

   La Vérité, indignée de tant d’horreurs, abandonne ces Mortels furieux ; la Nature, privée de cette tendre mere, languit bientôt sans force & sans vigueur ; elle fuit éperdue dans les bras de sa mere : C’en est fait, lui dit cette puissante protectrice, tu vas être vengée.

   À ces mots le Ciel s’obscurcit d’épais nuages, l’air gronde, d’horribles mugissemens se font entendre dans les entrailles de la terre, mille échos en multiplient l’épouvantable bruit, les campagnes semblent des mers agitées, & la mer irritée souléve ses flots en d’énormes montagnes ; la vapeur ardente, qui sort avec impétuosité de mille gouffres entr’ouverts, va s’unir aux feux dont la voûte des Cieux paroît embrasée ; l’onde en fureur se précipite avec un horrible fracas dans les vastes canaux qui lui sont ouverts de toutes parts ; un feu dévorant semble conspirer avec elle pour lui faire passage ; il creuse les plus profonds abimes, & sapant les fondemens des plus durs rochers, il leur donne la légéreté de la ponce.

   Les malheureux Habitans fuient éperdus par-tout où la frayeur les précipite ; ils courent vers les bords de la mer ; ils pensent y trouver la solidité que n’ont plus les campagnes ; mais bientôt ils se sentent emportés : le terrein flotte sous leurs pieds ; il se détache de ce vaste Continent une infinité d’Isles emportées par les flots, chargées des hommes & des animaux qui s’y sont refugiés.

   C’est ainsi que la juste colére d’une Puissance à laquelle rien ne résiste, retrancha les branches pourries de cet arbre : elle éloigne pour jamais ces Peuples infidéles de leur Patrie, & ne leur laisse pour demeure que des monceaux de pierres calcinées qui les sauvent du naufrage.

Chant II, vol. 1, pp. 55-58
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • Frank Lestringant, « L'Utopie amoureuse : espace et sexualité dans la Basiliade d'Etienne-Gabriel Morelly » in François Moureau et Alain-Marc Rieu (éd.), Eros philosophe : discours libertins des Lumières, Paris : Honoré Champion, 1984
  • Nicolas Wagner, « Morelly, le méconnu des Lumières », Paris : Klincksieck, 1978
→ Abdelaziz Labib, « La Basiliade : une utopie orientale ? », Dix-huitième siècle, 1991, 23 (Physiologie et médecine), pp. 307-320 [en ligne]

mise-à-jour : 10 octobre 2018
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