Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Marianne (27 avril - 3 mai 2018).

Pendant plusieurs jours, dans ce Quartier latin où il n'y avait plus ni loi ni police, je sus ce que signifiait vraiment le mot « fraternité ».
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Gary Klang, « Ex-îles », Rosemère (Québec), 2003
Gary Klang, « Kafka m'a dit », Rosemère (Québec), 2004
Gary Klang, « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », Montréal, 2005
Gary Klang, « Monologue pour une scène vide », Montréal, 2013

AU QUARTIER LATIN, J'AI VÉCU L'UTOPIE GÉNÉRALISÉE

Gary Klang



En haut de la montagne Sainte-Geneviève, un jeune écrivain haïtien comprend le sens du mot « fraternité » : en chassant la police, on avait rendu l'homme vrai et libre.

Bruno Barbey (Magnum) : Rue Gay Lussac, le 10 mai 1968
Bruno Barbey — Magnum

La grande révolte de Mai 68 commença dans l'improvisation. Un quidam, devant le 34, rue Gay-Lussac, proposa en souriant de dépaver la rue et de faire des barricades pour se protéger des CRS appelés SS. Tout le monde trouva l'idée géniale et ce fut le début des réjouissances. […] Vers minuit, la fête tourna à la confrontation, lorsque les CRS nous attaquèrent avec une brutalité digne des tontons macoutes. Croyant nous faire peur, ils déclenchèrent un mouvement qui allait devenir incontrôlable. En plus de dépaver, les étudiant brûlèrent toutes les voitures. Celles de notre rue furent transformées en bûchers dont l'hérétique était l'ancien système. Un voisin en grilla quatre et un de nos amis étudiants perdit une main dans cette nuit folle : un CRS lui avait balancé une grenade « non offensive » ! […]

Après l'expérience de la terreur macoute en Haïti, où régnait un médecin fou (le Dr François Duvalier), j'allais vivre à Paris l'utopie réalisée. Et ici je prie le lecteur de croire que je pèse chaque mot et que rien n'est exagéré. Pendant plusieurs jours, dans ce Quartier latin où il n'y avait plus ni loi ni police, je sus ce que signifiait vraiment le mot « fraternité ». L'homme n'était plus un loup pour l'homme, mais un frère au sens le plus fort. On adressait la parole à n'importe qui et chacun partageait ce qu'il possédait. J'ai vu de vieux messieurs, qui avaient guerroyé en 14, tutoyer les jeunes gens et se faire tutoyer par eux spontanément, comme si la chose allait de soi. J'ai vu des cercles se former dans les rues avec des gens qui ne se connaissaient pas la veille. Pour qui a vécu parmi les Parisiens, gens parfois raides et compassés, on comprendra sans peine ce que ça voulait dire. Mon ami Jean-Claude m'avoua alors que, pour une fois, il ne souffrait d'aucun racisme. En abolissant la loi et les contraintes, en chassant la police du Quartier latin, on avait rendu l'homme vrai et libre. Au lieu d'une meute d'enragés, Mai 68 avait fait de nous des frères. J'affirme que c'est la seule fois où j'ai connu un sentiment de bonheur absolu. Je vivais enfin dans une société humaine. Il n'y avait ni stress ni agressivité. Aucune barrière entre les hommes. Tous ces murs invisibles et absurdes qu'ils mettent entre eux pour mieux souffrir. Mai 68 avait tout balayé.

Si grande était notre joie qu'un de nos amis haïtiens perdit toute peur des macoutes à partir des événements de mai. Il était arrivé à Paris traumatisé par un séjour à la prison-mouroir de Fort Dimanche. Il se retournait en marchant, de peur d'être suivi, et ses nuits étaient hantées par des cauchemars. Il fut guéri par l'utopie et jamais plus ne fit de rechute. Mai 68 fut la psychothérapie la plus formidable qu'on pût imaginer. Le bonheur était possible !

Témoignage de Gary Klang, écrivain haïtien habitant au 34, rue Gay-Lussac

Marianne, 2018