Le texte qui suit, reproduit dans son intégralité, a été publié dans Charlie Hebdo | 1433 | 7 janvier 2020

Quand on prend les gens pour des cons, on finit par les rendre aveugles
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quelques livres de et sur Paul Gauguin
Philippe Lançon, « Les îles », Paris : JC Lattès, 2011
Philippe Lançon, « Le regard nu de Naipaul », Charlie Hebdo, 22 août 2018
Philippe Lançon, « L'autre bout du monde », Charlie Hebdo, 20 mars 2019

Gauguin, prédateur sexuel

par Philippe Lançon

Jusqu’au 26 janvier, on expose à la National Gallery de Londres des portraits faits par Gauguin. L’exposition est organisée en collaboration avec le musée d’Ottawa.

On prévient le visiteur : “ Il a eu des relations sexuelles avec des jeunes filles, en a épousé deux, a eu des enfants avec elles. Gauguin a sans aucun doute usé de son statut d’Occidental privilégié pour profiter d’un maximum de liberté sexuelle ”. Les études féministes et postcoloniales sont passées par là.

Dans Géographies de Gauguin (Éditions Bréal), un livre précis et distancié sur l’imaginaire de l’artiste, Jean-François Staszak le constatait : “ Depuis la fin des années 80, le soupçon pèse sur Gauguin. Des chercheuses américaines, situant la démarche du peintre dans le cadre d’une société indubitablement impérialiste et phallocratique, inter­prètent celle-ci comme une exploitation de la culture et des femmes tahitiennes, et mettent en cause sa légitimité comme sa réussite ”.

A Londres; quelqu'un dit ainsi qu'il a été “ déçu ” de découvrir que son “ besoin irrésistible de faire de l'art a conduit Gauguin à blesser ou à traîter aussi mal tant de gens ”. Méchant, méchant Gauguin ! Ce quelqu'un n'est ni présidente d'un club Tupperware du Midwest, ni révérend mormon, ni un quelconque naïf enguirlandé de vertu : c'est l'un des commissaires de l'exposition et du musée londonien, estimable Canadien de 69 ans.
Paul Gauguin : Merahi metua no Tehamana
Paul Gauguin : Merahi metua no Tehamana

L’expression “ besoin irrésistible de faire de l’art ” est intéressante. En effet, Gauguin est un artiste et, comme tel, il exploite tout ce qu’il croise, tout ce qu’il vit, pour le transformer au gré de ses visions, de ses intuitions, de ses fantasmes, en œuvre d’art. La morale de son œuvre n’est pas dans sa vie, certes pas celle rêvée d’un ange, mais dans les formes qu’il crée. La censure — et l’imbécillité qu’inévitablement elle exige et produit — commence lorsqu’on se met à confondre les deux, au point de prétendre ne pouvoir regarder celles-ci qu’à la lumière de celle-là. Ce sont ces formes, pourtant, qui survivent à tout, à la vie difficile et souvent misérable de Gauguin, à ses combats, à son caractère, à ses passions, à ses pulsions, à la société dans laquelle il a vécu. Ce sont ces formes, si neuves, si puissantes, si mystérieuses, si transgressives, qui survivront, espérons-le, à la censure morale de notre époque. Ce sont elles qui enrichissent et approfondissent nos consciences, nos perceptions, notre inconscient. Elles nous font visiter des espaces que nous habitons sans le savoir, ou sans vouloir le savoir.

L’estimable commissaire ajoute qu’il y a vingt ou trente ans, la même exposition aurait justement insisté sur ces formes, tandis que maintenant “ on nuance davantage ”. Il suffit d’ouvrir le merveilleux catalogue de l’exposition consacrée à Gauguin au Grand Palais en 1989 pour comprendre où se trouvaient les nuances. Il est vrai qu’on n’y multipliait pas les mises en garde contre le colon pédophile. On se contentait de décrire et d’analyser les œuvres, avec un luxe d’informations, de les comprendre à la lumière de la vie et des écrits de leur créateur. Le moralisme s’accompagne toujours de ce qui manquait aux textes de ce catalogue comme on n’en fait quasiment plus : le bavardage emphatique, les pleins phares idéologiques et l’appel à la vertu.

Dans certains musées américains, il est désormais question d’indiquer que Gauguin était pédophile. On pourrait aussi, pourquoi pas, interdire aux mineurs les salles où ses tableaux se trouvent, et même les interdire à tout le monde. Quelques privilégiés obtiendraient le droit de les voir. Ne doutons pas que, parmi les élus ayant accès à ce nouvel “ enfer ”, il y aurait pas mal de pédophiles : rien ne vaut l’interdit ou l’étiquette infamante pour attirer les vicieux. ­Gauguin, et vingt autres génies avant ou après lui, pourrait enfin être condamné, sans que son œuvre soit vue, par le premier imbécile venu. Quand on prend les gens pour des cons, on finit par les rendre aveugles. C’est l’un des vieux principes d’action des censeurs moraux. C’est ce que, dans L’École des femmes, Arnolphe voulait faire d’Agnès. Par chance, il a échoué. Et moi, j’aimerais plutôt savoir ce que Houellebecq pense de Gauguin.