Les
chrétiens cachés du Japon : traduction et
commentaire des Commencements du ciel et de la terre / Géraldine
Antille ; préface de Pierre Souyri. - Genève :
Labor et Fides, 2007. - 118 p. : ill., cartes ;
23 cm. - (Religions en perspective, 21).
ISBN 978-2-8309-1226-5
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Au cœur du XVIe
siècle, François-Xavier et une poignée
d'envoyés portugais de la Compagnie de Jésus
entreprennent l'évangélisation du Japon. Au sud de
l'archipel sur la grande île de Kyushu, cible première de
cet apostolat, se créent et se développent rapidement des
communautés chrétiennes dynamiques, mais cet élan
est brisé dès le début du siècle suivant
marqué successivement par l'interdiction du christianisme (1614)
puis par une politique d'éradication brutale.
En réaction se constituent quelques foyers de résistance
passive, principalement sur le littoral nord-ouest de Kyushu et sur
certaines petites îles littorales. Contre toute attente, et en
dépit de la détermination du pouvoir, cette tradition
réussit à se maintenir durant plus de deux
siècles, jusqu'à ce qu'en 1873, sous la pression des
puissances occidentales, la liberté des cultes soit
rétablie. Mais, habituées à vivre leur foi dans la
clandestinité, plusieurs communautés de chrétiens cachés refusèrent
de modifier leurs pratiques cultuelles et de se joindre à
l'église catholique officielle nouvellement reconnue.
Dans ces communautés, le culte catholique s'était
développé par transmission exclusivement orale pendant plus de deux siècles en l'absence de tout contact avec le monde
extérieur ; mais, pour échapper aux
persécutions, des accomodements avaient été
adoptés, exploitant habilement les moindres similitudes entre
figures saintes de deux mondes que tout opposait — catholicisme
proscrit d'une part, bouddhisme d'autre part 1. De ce
parcours long et tumultueux témoigne le document traduit et
présenté par Géraldine Antille — Les commencements du ciel et de la terre ; ce texte a, semble-t-il, été fixé par écrit au début du XIXe
siècle, soit après deux siècles de transmission
orale. On s'étonne autant de retrouver la trame du récit
biblique, que de noter les altérations introduites par le temps
et les différences culturelles.
Des communautés de chrétiens cachés existent
encore de nos jours ; outre quelques ancrages sur la grande terre
de Kyushu, elles sont présentes sur l'archipel de
Gotō 2 (à l'ouest de Nagasaki), et sur les
îles Hirado et Ikitsuki (au nord de Nagasaki).
Pourchassés, les chrétiens s'étaient naturellement
réfugiés dans des zones d'accès difficile,
protégées par leur isolement. Au cours des
siècles, l'isolement a facilité la préservation et
la transmission des valeurs et des traditions communautaires. Mais
aujourd'hui les jeunes générations rejettent le mode de
vie imposé par l'insularité ; le fil pieusement
entretenu durant des siècles est chaque jour plus fragile. 1. | « Les kakure kirishitan [chrétiens cachés]
privés de leurs objets de culte, vénéraient des
figures bouddhiques dans lesquelles ils reconnaissaient la Vierge ou le
Christ. Ainsi, on trouvait fréquemment dans leurs foyers des
statues de la déesse Kannon, qu'ils vénéraient
comme s'il s'agissait de la Vierge, Santa Maria » (p. 36). | 2. | Les communautés chrétiennes de l'archipel de Gotō
trouvent leur origine dans les déportations massives depuis la
région voisine de Sotome à la fin du XVIIIe siècle. |
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EXTRAIT |
Le 16 janvier a lieu chaque année, sur l'île d'Ikitsuki, la cérémonie de danjikusama où l'on commémore les martyrs d'une famille de kirishitan 1, le
père Yaichi Bê, la mère Maria et leur enfant, Juan.
Ils s'étaient tous trois cachés au pied d'une falaise,
dans un fourré au bord de la mer. Mais un jour, comme l'enfant
était sorti s'amuser sur la plage, il fut repéré
par les officiers du gouvernement et toute la famille fut
exécutée. Je me trouvais par chance sur l'île
voisine d'Hirado au moment de la commémoration et grâce
à M. Kuroda, j'ai pu assister à la
cérémonie, chose tout à fait rare car en temps
normal, seuls les membres de la communauté peuvent y prendre
part.
C'est ainsi que je me suis rendue, tôt le matin du 16 janvier
2005, au lieu du rendez-vous que M. Kuroda m'avait fixé. Le
chemin qui conduisait au bas de la falaise — là où
se tenait le culte — était raide et sinueux et on venait
d'y construire une rampe métallique. Comme j'ai pu m'en rendre
compte par la suite, la plupart des chrétiens cachés de
la communauté étaient des personnes âgées,
les plus jeunes étant âgés de cinquante ans
environ. On m'a d'ailleurs expliqué que les kakure qui
se trouvaient là étaient sans doute les derniers
représentants de la communauté. La relève
s'avère en effet pratiquement inexistante, car la jeune
génération ne s'intéresse plus à la
religion de ses parents et préfère quitter l'île
pour aller étudier et travailler dans les grandes villes de
l'archipel.
La plupart des
participants étaient déjà présents lorsque
nous arrivâmes au pied de la falaise. On avait disposé une
énorme couverture devant l'autel afin que les participants
puissent s'y agenouiller. Du riz, des plats cuisinés, du
saké ou encore de la bière avaient été
offerts aux martyrs et disposés autour de l'autel. Pendant qu'un
des officiels allumait les dernières bougies, je fus
présentée au représentant du groupe ainsi qu'aux
différents membres. Puis chacun prit place sur la couverture,
les officiels se tenant au premier rang, devant l'autel, afin de
conduire l'orassho (la
prière). En regardant autour de moi, je constatais que chaque
fidèle était plongé dans sa prière, les
mains jointes, l'air solennel. Le seul bruit perceptible était
la mélopée de l'orassho,
recouverte en partie par le grondement assourdissant des vagues qui
venaient se briser sur les rochers à quelques mètres de
nous. J'essayais de me concentrer sur la prière, mais impossible
d'en comprendre le sens, ni même de distinguer la langue dans
laquelle elle était récitée. Les officiels
conclurent l'orassho
en traçant, dans l'air, le signe de la croix, à l'aide
d'un bâtonnet. Puis tous les fidèles se mirent à
chanter en japonais la chanson de danjikusama. Après la cérémonie, on nous servit le saké et nous dûmes prendre congé.
1. | « Kirishitan est la prononciation japonaise du portugais christão plutôt que celle de l'anglais Christian »,
Tagita Kôya, « Study of acculturation among the secret
Christians of Japan » (cité p. 25). |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - Ann M. Harrington, « Japan's hidden christians », Chicago : Loyola university press, 1993
- « The beginning of heaven and earth :
The sacred book of Japan's hidden christians » translated
and annotated by Christal Whelan, Hololulu : University of Hawai'i
press, 1996
- Stephen
R. Turnbull, « The Kakure Kirishitan of Japan : a study
of their development, beliefs and rituals to the present
day », Richmond (Surrey) : Japan library, 1998
- Stephen R. Turnbull (ed.), « Japan's hidden christians, 1549-1999 » (2 vol.), Tokyo : Synapse, 2000
- Philippe Pelletier, « Les
îles Gotō, voyage aux confins de la
Japonésie », Paris : Le Cavalier bleu, 2015
| - Endō Shūsaku, « Mater dolorosa », in Douleurs exquises
(nouvelles), Paris : Denoël, 1991 ; Librairie
générale française (Le Livre de poche-Biblio,
3255), 1996
- Kaga
Otohiko, « La croix et l'épée, samouraï
et chrétien : le roman d'un banni »,
Paris : Ed. du Cerf, 2016
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mise-à-jour : 11 février 2019 |

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