8ème
édition du Prix du
Livre Insulaire (Ouessant 2006)
ouvrage sélectionné |
Naufragés
/ Pietro Querini, Cristoforo Fioravante et Nicoló de Michiel ;
trad. du vénitien et postface par Claire Judde de
Larivière. - Toulouse : Anacharsis, 2005. - 93 p. ; 20 cm.
ISBN 2-914777-20-5
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Le 25 avril 1431, la nef vénitienne
Querina quitte le port de Candie en Crète à
destination des Flandres avec à son bord soixante-huit
hommes et une cargaison de Malvoisie et de bois. Après
avoir traversé la Méditerranée d'est en
ouest sans difficulté majeure, la Querina heurte
un récif à l'entrée du port de Cadix et
doit faire relâche durant près d'un mois et demi.
Fin-août, la Querina fait son entrée à
Lisbonne d'où elle repart fin-septembre ; un mois
plus tard elle fait une ultime escale de deux jours à
Muros en Galice, le temps pour Pietro Querini et treize membres
de son équipage d'une rapide visite à Saint Jacques
de Compostelle.
Ayant traversé le golfe
de Gascogne, la Querina se prépare à entrer
en Manche quand une violente tempête se lève 1.
Commence une interminable et harassante dérive ;
vents et courants contraignent la nef à contourner l'Irlande
puis la poussent toujours plus au nord vers la mer de Norvège.
Le 17 décembre, constatant le délabrement de la
nef, l'équipage embarque à bord des deux chaloupes
du bord — « ce jour-là, vers 22 heures,
sachant qu'entre deux malheurs, il vaut mieux choisir le moindre,
nous décidâmes de quitter l'océan de feu
pour entrer dans la fournaise » (Cristoforo
Fioravante et Nicolò de Michiel). La nuit a tôt
fait de séparer les deux embarcations ; plus tard,
les survivants croiront trouver les débris de l'ossature
et des varangues de l'autre esquif : « nous
eûmes alors la certitude que les compagnons qui y avaient
embarqué la nuit où nous nous étions séparés
étaient morts noyés » (Cristoforo
Fioravante et Nicolò de Michiel).
Le 3 janvier 1432, les rescapés
aperçoivent une île et, trois jours plus tard,
ils peuvent enfin mettre pied à terre : « le
6 janvier, le jour solennel de la pâque de l'Épiphanie,
nous fûmes dix-huit à débarquer dans ce lieu
désert et aride appelé l'île des Saints,
située sur la côte de la Norvège et soumise
à la couronne de Dacia » (Cristoforo Fioravante
et Nicolò de Michiel). Mais l'île des Saints
— Sandøy — n'est qu'un îlot désert
à l'extrême sud de l'archipel des Lofoten, au-delà
du cercle polaire arctique. En plein hiver, la robinsonnade des
marins vénitiens tient du cauchemar ; ils ne sont
plus que onze quand, un mois plus tard, des pêcheurs de
l'île voisine de Røst viennent les arracher à
leur précaire asile. Les six semaines qui suivent voient
s'inverser le sort cruel des naufragés qui croient avoir
atteint le premier cercle du paradis. Ils sont ensuite
conduits sur le continent d'où ils peuvent regagner Venise,
les uns par l'Angleterre, les autres par l'Allemagne.
Deux témoignages subsistent
de l'aventure de la Querina ; le premier sous la
plume de Pietro Querini, armateur et capitaine de la nef, le
second attribué à deux marins, Cristoforo Fioravante
et Nicolò de Michiel. Au-delà de divergences factuelles
rares et sans grande portée, ces textes mettent en lumière
la violence de l'épreuve et, par contraste, l'acuité
et surtout la fraîcheur du regard porté sur le monde
radicalement différent, aux yeux de ces méditerranéens,
d'une communauté de pêcheurs aux lointaines Lofoten
— dans la forme, dans le choix même de certains mots,
dans le contenu et l'intention d'ensemble du propos s'entend
comme un écho annonciateur d'une littérature utopisante
encore à venir (L'Utopie de Thomas More ne paraît
qu'en 1516).
1. | Pietro Querini : “ Le
5 novembre (…) la perfide tempête se renforça,
de même que la puissance et l'impétuosité
des vents, et nous dérivâmes jusqu'au nord des îles
de Scilly ” ; Cristoforo Fioravante et Nicolò
de Michiel : “ Le 9 novembre (…) alors que
le navire avait déjà subi de nombreuses mésaventures,
il approcha enfin de l'embouchure des canaux de Flandres. Mais
une tempête l'en éloigna d'environ 140 milles, en
direction de l'île d'Ouessant ”. |
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EXTRAITS |
Pietro Querini : Cette île [Røst]
se trouve à 70 milles au nord du cap de la Norvège
— un lieu éloigné et extrême —
et dans leur langue, ils l'appellent « le cul du monde ».
Elle est peu vallonnée, généralement au
même niveau que la mer, mis à part quelques collines
où ils ont construit leurs maisons. Aux alentours, il
y a d'autres îles plus ou moins grandes, certaines habitées
d'autres non. L'ensemble fait environ trois milles de circonférence.
Durant notre séjour, nous
fûmes traités avec beaucoup d'humanité. Nous
mangeâmes leurs vivres pendant deux mois, sans nous limiter :
du beurre, du poisson et quelquefois de la viande. Nous ne parvenions
jamais à nous rassasier et si cette nourriture n'avait
pas eu des vertus laxatives, nous serions morts d'avoir trop
mangé. Notre médecine était le lait fraîchement
trait, car chaque chef de famille avait quatre ou six petites
vaches pour la subsistance des siens.
☐ p. 38 | Cristoforo Fioravante et Nicolò
de Michiel : Ici,
cent vingt pêcheurs habitent dans douze maisons ou cabanes.
Ils n'ont d'autre ressources que le poisson qu'ils pêchent.
(…) Ils échangent les fruits de leur travail les uns
contre les autres. Ils vendent des poissons séchés
au vent, que dans leur langue ils appellent stock-fisch. Ils
en apportent dans toute la Dacia, la Suède et la Norvège,
royaumes soumis au roi de Dacia, où ils les troquent contre
du cuir, des tissus ou des vivres qui leur manquent. Mais entre
eux, ils n'utilisent aucune forme de monnaie battue.
(…)
Ici, l'avarice n'existe pas,
et si parfois ils ferment les portes ou pièces, c'est
seulement par crainte des bêtes sauvages ou des animaux
domestiques.
Ici, la volonté des habitants
est tellement en accord avec celle de Dieu que lorsqu'un père,
un mari, un fils ou quelqu'un de cher vient à mourir,
les parents et les amis se réunissent pour prier son âme
et remercier Dieu. Ils ne ressentent ni ne manifestent aucun
sentiment de douleur et se retrouvent seulement pour louer le
Seigneur.
En vérité, nous
pouvons dire que du 3 février 1432 jusqu'au mois de mai
1432, nous avons demeuré dans le premier cercle du paradis,
loin de la confusion et de l'opprobre des mœurs italiennes.
Ici, lorsque vient l'été,
les femmes se rendent dans des espèces de bains. Elles
sortent de leur maison aussi nues qu'à leur naissance,
sans vêtement, avec un faisceau d'herbes dans les mains,
plus par usage que par pudeur, car elles vivent purement et simplement.
Vu la fréquence de cette pratique, nous n'y faisions même
plus attention.
Ici, du 20 novembre au 20 février,
la nuit et l'obscurité se prolongent pendant vingt et
une heures ou plus, la lune cependant ne disparaissant jamais.
Ici, du 20 mai au 20 août,
on voit le soleil en permanence ou au moins une partie de ses
rayons.
(…)
Ici, on pêche des flétans
d'une taille admirable. Nous en vîmes certains de 6 pieds
et demi de long [2 mètres], 2 pieds de large, un pied
de haut et de plus de 250 livres [80 kg].
Ici, il y a des peaux d'ours
d'environ 12 pieds de long, et blanches comme la neige la plus
pure, chose incroyable pour qui n'y est pas habitué.
☐ pp. 73-75 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Pietro Quirini gentilhuomo
venetiano, il quale per fortuna di mare fu portato settanta gradi sotto
la Tramontana », « Naufragio del medesimo,
descritto in conformità per Christoforo Fiorauante, & Gioan
di Michele » in Giovanni Battista Ramusio, Secondo volume
delle Navigationi et Viaggi, In Venetia : Nella stamperia de Giunti, MDLXXIIII [1574]
- « Viaggio del magnifico messer Piero Quirino
viniziano, nel quale, partito di Candia con malvagie per ponente l'anno
1431, incorre in uno orribile e spaventoso naufragio, del quale alla
fine con diversi accidenti campato, arriva nella Norvegia e Svezia,
regni settentrionali », in Giovan Battista Ramusio, Delle navigationi
et viaggi (vol. IV), Torino : Einaudi, 1983
- Pietro
Querini, Cristoforo Fioravante et Nicoló de Michiel,
« Il naufragio della Querina : Veneziani nel circolo
polare artico » a cura di Paolo Nelli, Roma :
Nutrimenti (Transiti blu, 6), 2007
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- Benjamin
Guérif, « Pietro Querini : les naufragés
de Röst », Paris : Rivages, 2007
- Franco
Giliberto e Giuliano Piovan, « Alla larga da Venezia :
l'incredibile viaggio di Pietro Querini oltre il circolo polare artico
nel '400 », Venezia : Marsilio (Le Maschere), 2008
- Paolo Cossi (texte et dessins), « 1432 : le Vénitien qui découvrit la baccalà », Bruxelles : Dargaud, 2010
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mise-à-jour : 8 mars 2019 |

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