Gauguin, le dandy sauvage / Olivier Apert. - Gollion : Infolio, 2012. - 175 p. ; 18 cm. - (Illlico). ISBN 978-2-88474-939-8
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L'essai d'Olivier Apert découpé en quatre temps qui, chacun, renvoient à une toile :
— 1. Manao tupapau (l'esprit des morts veille), — 2. Te rerioa (le rêve), — 3. Ea aere ia oe (où vas-tu ?) — 4. Parau na te varua ino (paroles du diable),
tente d'éclairer l'œuvre du peintre par
l'œuvre de l'écrivain, correspondance, articles et livres.
Le
premier temps s'ouvre avec le faire-part (23 août 1903) où Daniel de Monfreid
annonçait au monde de l'art la triste nouvelle de la mort du
peintre, survenue trois mois et quinze jours plus tôt ; il
s'achève sur le rappel des deux ventes de liquidation
effectuées par l'Administration, l'une aux Marquises, l'autre
à Tahiti — histoire de faire « sonner et
trébucher cette réalité là […] l'Autoportrait près du Golgotha
(1896) que Segalen obtient pour 7 francs ne vaut ni un kilo de
tabac ni une bouteille d'absinthe (pleine) ni une dame-jeanne (vide) ni
trois chemises en coton mais exactement un lot de bouteilles
(vides) » 1.
Pour élucider ce scandale qui illustre crûment l'écart irréductible entre l'artiste
et la société de son temps, Olivier Apert interroge les écrits de Gauguin qui
« donnent à comprendre, souvent paraboliquement, les
préoccupations, les conceptions, les querelles, les combats du
peintre avec et contre son époque » 2. Le parcours de Gauguin en Bretagne, en Martinique puis dans le Pacifique, où
certains ont cru voir la quête d'un exotisme convenu et d'autres
une fuite, trouve ici sens et cohérence : « ce
devenir-sauvage est la condition sine qua non du devenir-peintre » 3.
Mais les obstacles ne manquent pas, dans la société, dans
le milieu artistique, et dans la personnalité même du
peintre en proie, comme Olivier Apert le relève à juste
titre au « fantasme … de faire fortune ou du
moins de mener une vie facile » 4.
Hiva Oa, terme du parcours — « au bout du bout du monde, l'accalmie tant priée ? » 5.
Volonté toujours tendue ; apaisement toujours
espéré. Gauguin « peint avec une ferveur
renouvelée plus d'une quarantaine de tableaux » 6. L'essai se referme sur une évocation des Cavaliers sur la plage.
1. | pp. 27-28 | 2. | p. 33 | 3. | p. 107 (lire la phrase dans son contexte ci-dessous) | 4. | p. 108 | 5. | p. 168 | 6. | p. 168 |
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EXTRAIT |
À
Pont-Aven, une vive amitié s'est scellée entre Gauguin et
Charles Laval (1862-1892), jeune peintre, ex-élève de
Bonnat, de santé médiocre : c'est avec lui qu'il
embarquera, dès avril 1887, de Saint-Nazaire pour le Panama et
la Martinique. Rentré à Paris en novembre 1886, Gauguin y
retrouve une certaine misère qu'il abhorre, un certain anonymat
dans le milieu artistique qui l'insupporte de plus en plus :
« Demande à Schuffenecker ce que pensent les peintres
de ma peinture, et cependant rien »
écrit-il à Mette le 26 décembre. Paris est en
train de devenir métonymie d'une civilisation indigne, d'une
civilisation occidentale, qu'il faut fuir :
« Fuir ! là-bas fuir », comme
l'exalte Mallarmé. Fuir au plus loin de cette civilisation qui
ne tolère pas les pauvres, voire les exècre. Il l'affirme
une dernière fois à Mette juste avant son
départ : « Mais ce que je veux avant tout c'est
fuir Paris qui est un désert pour l'homme pauvre ».
Et puis il ne saurait vivre sans projection, sans projets : son
devenir-sauvage s'est, à l'intérieur de lui-même,
consciemment formulé, métamorphosé en
volonté vécue comme une destinée d'autant que ce
devenir-sauvage est la condition sine qua non du devenir-peintre, son équivalent lucide dans la vie. Dans la même lettre :
« Et
je m'en vais à Panama pour vivre en sauvage. Je connais à
une lieue en mer de Panama une petite île (Taboga) dans le
Pacifique, elle est presque inhabitée, libre et fertile.
J'emporte mes couleurs et mes pinceaux et je me retremperai loin de
tous les hommes ».
Ces
accès d'apparentes misanthropie font impérieusement
songer à Baudelaire qui déjà
prophétisait : « Peuples civilisés, qui
parlez toujours sottement de sauvages et de barbares, bientôt, comme dit d'Aurevilly, vous ne vaudrez même plus assez pour être idolâtres » :
c'est exactement ce que Gauguin éprouve dans son sang même
— Paris, c'est-à-dire la civilisation, ce grand
désert d'homme conduit à une lente mais fatale dilution
de l'énergie primitive (dans la lettre à Mette :
« ce qui détruit non seulement ma santé mais
mon énergie »).
Fuir la civilisation, c'est alors renouer avec l'instinct vital,
« se retremper », retrouver l'énergie
primitive « pour être idolâtre ».
pp. 107-108 |
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mise-à-jour : 5 septembre 2012 |
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