Jean-Claude Fignolé

Les possédés de la pleine lune

Vents d'Ailleurs

La Roque d'Anthéron, 2012

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Haïti
parutions 2012
Les possédés de la pleine lune / Jean-Claude Fignolé ; préface d'Yves Chemla. - La Roque d'Anthéron : Vents d'ailleurs, 2012. - 220 p. ; 23 cm.
ISBN 978-2-36413-010-4
cette histoire n'est pas finie …

p. 216

Miroir du monde, le petit village côtier des Abricots — si proche du paradis dans un passé immémorial — s'épuise à relever les défis d'une existence chaotée par l'alternance cauchemardesque des cyclones, sécheresses, coups de Nordée et autres calamités. Aux temps de pleine lune, horreur et déraison submergent les Abricots et subvertissent ce qui y subsiste d'énergie : plus rien ne peut alors contrer l'emprise d'une hideuse bête à sept têtes 1 qui dévoie l'esprit des hommes sous les regards de femmes qui ne se résignent pas et d'enfants terrifiés. Harassée, la communauté villageoise vacille, témoin désemparé de sa propre dérive.

Le cours habituel du temps ne résiste pas au déchaînement des forces obscures, quant au récit — roman, conte, poème ? —, il semble échapper à son auteur : « tel un dévidoir de paroles, le texte entremêle les voix narratives qui charrient le livre dans un tournoiement sans fin ni début, dans cette figure de la spirale, dont se réclame l'auteur » 2.

En rapiéçant les bribes de cette tresse de voix qui permuttent par glissements incessants, le lecteur suit la trace d'Agénor — avatar caraïbe d'Ulysse et du capitaine Achab — traquant nuit après nuit la fabuleuse savale « aux allures de sirène et aux pouvoirs magiques » 3, au prix de l'amour de Saintmilia (Pénélope) qui sait « qu'un jour Agénor ne reviendra plus ou qu'il reviendra en lambeaux, si abîmé de sa lutte contre la savale qu'il n'en survivra pas » (p. 121).

Consommée dès les premières pages, la tragédie s'enrichit de tours et détours au fil desquels se multiplient les rencontres avec d'autres figures du village : Louiortesse qui aimerait prendre la place d'Agénor auprès de Saintmilia ; Violetta « la bouche fleurie d'une brindille de basilic » que certains tiennent pour une sorcière ; Raoul au corps dispersé, un quart ici, trois quarts ailleurs ; grand-mère, pour qui le soleil avait « des attentions de gosse timide et respectueux car, à travers elle, il pressentait comme un lieu de dénouement, un espèce de havre où échouaient les errances, où venaient mourir les départs et les adieux » (p. 126).

Cette litanie de douleurs qui se referme sur elle-même laisse parfois filtrer une fulgurance d'espoir, comme « cette joie du soleil jaillie des embruns persistants du Nordée » (p. 145) ou son reflet nostalgique : « Mon île feu follet dansait au bord de l'eau. C'était le temps où la joie contait l'amour à la vie … » (p. 175) ; et l'humour n'est pas absent, quand est chanté par exemple un appel à la libération des seins « emprisonnés par des souteneurs chiffons de soie » — « grenades en fleur / demandant à s'épanouir » (p. 95).

À la fin, la voix de l'auteur cède la parole à grand-mère qui « reprend alors pour ses petites-filles le fil interminable de ses histoires, entrecoupé de sanglots et de regrets » et s'adresse à Saintmilia : « À travers toi, sans que tu le saches, toutes nos histoires de femmes blessées par l'amour, blessées dans l'amour, continuent. Dans l'amour et dans la folie. Continuent 4 » (p. 217).
         
Publié initialement au Seuil (1987), le roman est le premier d'une trilogie ; le second volet, Aube tranquille est paru au Seuil en 1990 et a été réédité en 2014.
       
1. La dictature duvaliérienne n'est jamais nommément désignée.
2. Yves Chemla (lire l'intégralité du compte-rendu).
3. Philippe Bernard (lire l'intégralité du compte-rendu).
4. Saintmilia, Agénor et d'autres se retrouvent en divers temps d'Aube tranquille où Jean-Claude Fignolé déploie à l'infini la trame des Possés de la pleine lune.
EXTRAIT    Mon parrain, Luc Lancivette, en racontant les évènements, disait toujours, à ce point du récit, que nous n'étions pas au bout de nos épreuves. Peut-être même que nous n'en verrions jamais la fin. Les yeux fixes et cruels étaient sortis de leur réserve. Enhardis, ils promenaient leur désolation dans le champ clos de nos angoisses. Nous en étions atterrés. Le cyclone Hazel avait déréglé l'ordre des choses, détourné les rivières, refaçonné le contour des mornes. Il avait bouleversé la vie. Chaque minute à vivre était un cauchemar. Nous en avions pourtant vu de dures, car les cyclones jalonnent l'histoire des Abricots. Un tous les quatre ou cinq ans. Ma foi, Hazel n'a pas été pire ni plus violent que ses prédécesseurs. Seulement, par une fatalité aux conséquences épouvantables, Hazel laissa la terre, déjà anémique, exsangue et nue. Calcinée deux ou trois ans auparavant par un soleil meurtrier, lessivée jusqu'aux os, sa carcasse montrait les veines qui ne drainaient plus de sang pour la fortifier et la revivifier. La terre n'avait plus le cœur à se refaire une peau avec de la graisse fertile en dessous. La terre était perdue.

   Les hommes, dans les mois qui suivirent, désespérèrent d'en tirer une gousse de pois congo, un brin de liane-à-couleuvres, un soupçon d'herbe-croupier, pourtant peu exigeante. Un matin, Célhomme, sans mot dire, partit. Hilaire, deux jours après. Milo aussi. Larousse, Berge … Ils partirent presque tous. Par terre et par mer. Les jeunes et les moins jeunes. La tristesse dans les yeux, la honte dans les reins.

   — La honte !

   — Oui. La honte d'être sans force et sans recours contre le souffle moribond de la terre. En fait, ils ne partaient pas. Ils fuyaient, n'emportant que le poids de leurs hardes et le souvenir de cette terre devenue inclémente. Ils fuyaient leur présent, incapables pourtant d'imaginer leur futur, de rêver ce qu'ils seraient ailleurs. Quelques-uns s'habillèrent de neuf : ils allaient commencer une autre vie. Personne ne fut dupe quand bien même nous feignîmes d'y croire en leur souhaitant bonne chance. Nous savions ce qu'il en était pourtant : ces chemises et ces pantalons neufs, sans passé, non encore entachés de mille et un souvenirs, odeur de femme, salissure indélébile d'eau de coco, bouton arraché au cours d'une empoignade à la gaguère, rendaient les adieux moins pénibles. Des vêtements vierges ! Nécessairement. Sinon, de quelle rançon ces hommes eussent-ils payé leur trahison, emportant avec eux, dans la mémoire de leurs hardes, le sang jadis fécond des Abricots ? … Ils partirent, désertant leur passé avec une peine secrète qu'aucun espoir ne pouvait atténuer.

   Privé de sève brute, de bras noueux pour engager le corps à corps quotidien avec la vie, peuplé de femmes zombies aux regards en détresse, d'enfants à la dérive comme des navires en perdition, de quelques indéracinables plus ou moins hébétés, Rouzier, Andriss, Ti Georges, Antoine Janvier, Franck Louis, Les Abricots, comme anesthésié, végète dans une engourdissante misère. Les jours passent sans nous contraindre, grignotant, sans que nous y fassions attention, le temps qui nous reste à vivre. Livrés à nous-mêmes, au cœur d'un désarroi qui n'a plus de nom parce qu'il s'est changé en une édifiante résignation, nous ne connaissons ni le poids du jour ni celui des heures. Le temps nous indiffère.

pp. 155-156
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Les possédés de la pleine lune », Paris : Seuil, 1987
  • « Etzer Vilaire, ce méconnu », Port-au-Prince : Imprimerie centrale, 1970
  • « Pour une poésie de l'authentique et du solidaire : Ces îles qui marchent de René Philoctète », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1971
  • « Sur Gouverneurs de la rosée : hypothèse de travail dans une perspective spiraliste », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1974
  • « Vœu de voyage et intention romanesque », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1978
  • « Fantasmes (pêcheurs d'étoiles) », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1982
  • « Aube tranquille », Paris : Seuil, 1990 ; La Roque d'Anthéron : Vents d'ailleurs, 2014
  • « Hofuku », Port-au-Prince : Ed. Mémoires, 1993
  • « La dernière goutte d'homme », Montréal : Ed. Regain, Ed. du CIDIHCA, 1999
  • « Faux bourdons », in Paradis brisé : nouvelles des Caraïbes, Paris : Hoëbeke (Etonnants voyageurs), 2004
  • « Moi, Toussaint Louverture », Montréal : Plume & encre, 2004
  • « Le voleur de vent », in Nouvelles d'Haïti, textes choisis et présentés par Pierre Astier, Paris : Magellan, 2007
  • « Une heure avant l'éternité », in Une journée haïtienne, textes réunis et présentés par Thomas C. Spear, Montréal : Mémoire d'encrier ; Paris : Présence africaine, 2007
  • « Une heure pour l'éternité », Paris : Sabine Wespieser, 2008
  • « Réalisme merveilleux ! Métamorphose du réel ? », « Marvelous realism ! Metamorphosis of the real ? », Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 23-39 (fr.), 40-57 (eng.)
  • « Décentralisation : opportunités, limites et contraintes », in Jean-Daniel Rainhorn, Haïti, réinventer l'avenir, Paris : Maison des sciences de l'homme, Port-au-Prince : Université d'État d'Haïti, 2012
  • Kathleen Gyssels, « Une heure pour l'éternité » entretien avec Jean-Claude Fignolé, Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 15-22 (fr.) [en ligne]
  • Victoria Famin, « Plus qu'une simple polyphonie : voix spiralistes dans Aube tranquille et Une heure pour l'éternité de Jean-Claude Fignolé », Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 128-143
Sur le site « île en île » : dossier Jean-Claude Fignolé

mise-à-jour : 18 février 2020
Jean-Claude Fignolé,
né en 1941 à Jérémie,
est mort le 11 juillet 2017 à Port-au-Prince
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