Le
reste du temps / Emmelie Prophète. - Montréal :
Mémoire d'encrier, 2010. - 167 p. ; 22 cm. ISBN 978-2-923713-32-8
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| Tous les prétextes sont heureux (…) pour inventer des soleils neufs.
p. 38 |
Le roman
d'Emmelie Prophète est ancré dans le quotidien
d'un temps de plomb. Port-au-Prince, un lundi d'avril 2000 — Six heures trente. Il faisait déjà très chaud … Le téléphone a sonné ;
la voix d'un ami au bout du fil : « Il m'annonça
sans ambages qu'il venait d'entendre à la radio qu'on avait
tiré sur Jean ».
Au premier plan donc, Jean
Dominique, dirigeant et principal animateur de Radio Haïti ;
une figure flamboyante de résistant toujours sur la
brèche : « Jean avait déjà 65 ans
quand je l'ai rencontré. Il était grand, presque maigre
avec un visage qui rappelait celui d'un aigle … Il
aimait se mettre en colère … Il était
constamment sur le front, prêt à combattre, même des
membres de sa famille proche qui faisaient des choix contraires
à sa vision de la vie et de la démocratie ».
Autour
de Jean Dominique émergent d'autres silhouettes. Celle de la
narratrice, qui aimait parler avec Jean de cinéma, de musique,
de peinture, de ses lectures, Proust en particulier. Et Jean-Claude, le
très jeune gardien de la station de radio, tombé sous les balles en
même temps que Jean : « Jean-Claude était
devenu un signe. Une main qui s'agite derrière une
barrière bleue avec un demi-sourire sur les lèvres. Un
sourire serein … Je n'aurais jamais connu son nom de
famille s'il n'avait pas été
assassiné ». Et encore Jean-Baptiste, le vieux
bouquiniste qui propose sur le trottoir de la ville, près de la
Banque Nationale, des livres défraîchis et si
précieux pourtant.
Avec attention et retenue, Emmelie
Prophète peint une ville dans la tourmente où
l'amitié, la fraternité et le partage aident à
vivre — où la quête d'un exemplaire
dépareillé de Sodome et Gomorrhe n'est jamais vaine.
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EXTRAIT |
Une ou deux fois par semaine, je descendais un peu plus bas que
la Grand-Rue pour aller voir les livres sur les étals des
librairies à ciel ouvert. C'était le meilleur moyen pour
un étudiant pauvre d'acquérir des livres. On y trouvait
de tout. Des livres usagés et des neufs, à croire qu'eux
aussi ils plaçaient des commandes chez Gallimard et chez Dalloz.
Les prix étaient déterminés en fonction de
l'épaisseur de l'ouvrage et de la tête du client.
J'étais particulièrement contente quand je
réussissais à avoir, à très bon
marché, un livre comme Le tunnel d'Ernesto Sabato.
Le commerce de livres n'était pas le plus florissant du
bas de la ville. Il fallait aimer ce métier ou ne pas avoir le
choix pour y être resté trente ans, m'avait
expliqué un jour Jean-Baptiste. Dans son cas, c'était les
deux. Il aimait les livres, s'était essayé à
d'autres activités qui n'avaient pas bien marché. Il
avait détesté vendre la borlette, se disputer avec les
joueurs qui trafiquaient les fiches, ou remplir les formulaires des
contribuables qui venaient payer à la Direction
générale des impôts. Il préférait
encore vendre des livres qu'il lisait aussi, surtout les romans.
Il aimait ces histoires qui le coupaient de la
réalité et l'y enracinaient à la fois. La
misère était une mauvaise plaie. On pouvait tous les
jours la voir avancer, décimer les espoirs, tasser les gens. Ces
mots dans les livres, ces vies, c'étaient les nôtres,
disait-l, aussi vrai que nous sommes vivants, que nous habitons cette
terre.
Il avait appris à lire presque tout
seul. Il aimait à le raconter. Il avait fréquenté
une école tenue par des missionnaires à Ganthier,
à quelques kilomètres de Port-au-Prince. Il aimait bien
l'école, mais il n'y avait pas moyen d'y rester alors qu'il
fallait bêcher à longueur d'année pour pouvoir
manger une seule fois par jour. Il aimait lire, quand lui et sa
défunte compagne allaient vendre leurs maigres produits au
marché, les emballages faits avec de vieux journaux dans
lesquels on met les céréales et les haricots.
C'étaient des bouts d'histoire, des phrases qu'il
déchiffrait difficilement et qui le stupéfiaient. Il
avait lu plusieurs bouts d'articles sur la guerre entre les Juifs et
les Arabes. C'était une actualité qui revenait tellement
souvent qu'il s'était mis à penser à ces
peuples-là. Il ne comprenait rien à cette guerre.
C'était trop compliqué pour le vieux paysan pauvre qu'il
était, se disait-il, jusqu'à ce qu'il finisse par savoir
qu'il n'était pas le seul à ne pas comprendre.
☐ pp. 111-112 |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « Des
marges à remplir [suivi de] Mes amours du mois de
mai », Port-au-Prince : Mémoire, 2000
- « Sur parure d'ombre », Port-au-Prince : Mémoire, 2004
- « Le testament des solitudes », Montréal : Mémoire d'encrier, 2007
- « Je Te cherche », in Haïti parmi les vivants, Arles : Actes Sud, Paris : Le Point, 2010
- « Impasse Dignité », Montréal : Mémoire d'encrier, 2012
- « Le désir est un visiteur silencieux », Pétion-Ville : C3 éditions (Zuit), 2014
- « Le bout du monde est une fenêtre », Montréal : Mémoire d'encrier, 2015
| | | Sur le site « île
en île » : dossier Emmelie Prophète |
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mise-à-jour : 25 mars 2015 |

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