Marcel Proust

Albertine disparue, édition établie par Nathalie Mauriac et Etienne Wolf

Grasset

Paris, 1987
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Méditerranée
Venise
Albertine disparue / Marcel Proust ; édition établie par Nathalie Mauriac et Etienne Wolf. - Paris : Grasset, 1987. - 223 p.-4 f. de fac-sim. dépl. ; 20 cm.
ISBN 2-246-39731-6
Quand paraît la première édition d'Albertine disparue en 1925, Marcel Proust est mort depuis trois ans. Le texte remis à la Nouvelle Revue Française porte la marque de Robert Proust, frère de l'auteur, qui a déchiffré et ordonné les éléments d'un manuscrit profus et labyrinthique en s'efforçant de respecter l'idée qu'il se formait de la continuité de l'œuvre au long cours où le volume prenait sa place. Cette mise en forme a servi de base aux nombreuses rééditions qui se sont suivies pendant plus d'une soixantaine d'années. Découvert en 1986, un nouvel état du texte, établi par l'auteur quelques semaines avant sa mort en novembre 1922, a remis en question ces choix éditoriaux ; publié en 1987 par Nathalie Mauriac et Etienne Wolf, il a suscité de nombreux et parfois vifs débats et ouvert la voie à de nouvelles éditions qui infléchissent la portée de l'œuvre ou, pour le moins, élargissent le champ des interrogations.
 
Le volume publié en 1987 sous le titre “ Albertine disparue — édition originale de la dernière version revue par l'auteur ” est composé de deux chapitres ; au premier, le narrateur expose le débat intérieur qu'entraîne la fuite d'Albertine puis la tourmente causée par la nouvelle de sa mort accidentelle : “ Pour me consoler, ce n'est pas une, c'est d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec cent autres ” (p. 114). Le second chapitre relate un voyage à Venise — “ Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise … ” (p. 127) — qui occupe une trentaine de pages, sensiblement moins que dans les éditions fondées sur le texte publié en 1925. On relève, pour tenter d'expliquer ce resserrement, la suppression de redites 1 ; on peut également supposer que l'auteur s'est attaché à maîtriser plus rigoureusement la mise en perspective d'une visée globale en ménageant l'effet de surprise à venir aux ultimes pages de l'œuvre 2. Mais l'essentiel repose sur l'absence presque totale de référence au souvenir d'Albertine.

En comparaison avec le texte plus développé sinon plus riche des éditions antérieures, l'édition de 1987 fait figure d'épure où Venise occupe le premier plan — Venise dans le regard du narrateur, soit une Venise presque familière : “ j'y goûtais des impressions analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à Combray ” (p. 127), “ Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle qu'à Combray ” (p. 128). Mais pour être entré de plain pied dans la Cité des Doges, le narrateur n'en est pas moins sensible aux possibilités d'évasion que suggèrent le caractère oriental de l'architecture, la lumière et les couleurs : ” Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette ville d'Orient … ” (p. 132). C'est enfin, l'omniprésence de l'élément marin qui s'impose progressivement : “ Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer ” (p. 134).

A la fin du chapitre l'emprise du monde aquatique et l'imminence d'un départ précipité suscitent l'émergence d'un éprouvant souvenir d'enfance : “ ce bassin de l'arsenal à la fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant (…) aux bains Deligny ; en effet dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil (…) je m'étais demandé si ces profondeurs (…) n'étaient pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n'y étaient pas compris et si cet étroit espace n'était pas précisément la mer libre du pôle ; cette Venise irréelle sans sympathie pour moi (…) ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle, et c'était ma détresse que le chant de Sole mio, s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue, semblait prendre à témoin ” (p. 154). Au terme de ce qui s'apparente à une descente aux Enfers, le narrateur est prêt à reprendre son chemin, seul — Albertine irrévocablement disparue.
       
1. Dans les éditions antérieures, l'évocation d'une promenade nocturne dans le lacis des calli reprenait presque textuellement un passage du Côté de Guermantes ; le texte publié en 1986 évite le doublon.
2. C'est ce que suggère la suppression de la visite au baptistère de Saint-Marc.
EXTRAIT    Le soir je sortais seul au milieu de la ville enchantée, où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur, ne m'avaient parlé.

   Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance ni même trouver une place, s'étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais de contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.

   Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais ces calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a pas entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit, dans un sombre morceeau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée de palais romantiques à la méditation du clair de lune.

pp. 150-151
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Albertine disparue » (À la recherche du temps perdu, VII) 2 vol., Paris : Ed. de la Nouvelle revue française, 1925
  • « La fugitive » in À la recherche du temps perdu, tome 3, texte établi et présenté par Pierre Clarac et André Ferré, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1954
  • « Albertine disparue » in À la recherche du temps perdu, tome 4, éd. sous la dir. de Jean-Yves Tadié, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989
  • « Albertine disparue » éd. par Anne Chevalier, Paris : Gallimard (Folio, 2139), 1990
  • « Albertine disparue » éd. par Jean Milly, Paris : Honoré Champion, 1992
  • « La fugitive, Cahiers d'Albertine disparue » éd. par Nathalie Mauriac Dyer, Paris : Librairie générale française (Le Livre de poche, 7395), 1993
  • « Albertine disparue : deuxième partie de Sodome et Gomorrhe III » éd. par Jean Milly, Paris : Flammarion (GF, 1153), 2003
  • « Albertine disparue » éd. par Luc Fraisse, Paris : Librairie générale française (Le Livre de poche, 31447), 2009
  • « La fugitive » (À la recherche du temps perdu VI), éd. de Luc Fraisse, Paris : Classiques Garnier (Bibliothèque de littérature du XXe siècle, 20), 2017
  • Peter Collier, « Mosaici proustiani : Venezia nella Recherche », Bologna : Il Mulino (Intersezioni, 32), 1986 ; « Proust and Venice », Cambridge : Cambridge university press, 1989
  • Nathalie Mauriac Dyer, Genèse de la « Ruine de Venise », Item (Institut des textes & manuscrits modernes), 2007 [en ligne]

mise-à-jour : 29 septembre 2017

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