Histoires
incertaines / Henri de Régnier ; préface de Bernard
Quiriny ; estampes de James Abbott McNeil Whistler. -
Bordeaux : L'Eveilleur, 2017. - 202 p. : ill. ;
20 cm. ISBN 979-10-96011-08-7 |
| J'ai
lu le Président de Brosses et pratiqué Casanova, mais
Venise me suffit en elle-même et je n'ai pas besoin de son
passé pour subir le charme de son vivant enchantement..
L'entrevue, p. 19 |
NOTE DE L'ÉDITEUR : En cheminant avec Henri de Régnier dans les inextricables calli
de Venise ou en se laissant glisser à ses côtés sur
la lagune mélancolique, en gondole, on prend la direction d'un
au-delà des plus singuliers qui relève du
sortilège d'un grand poète. Les descriptions de rues ou
de palais de la Sérénissime sont autant de visages
gravés dans une attitude majestueuse de témoins :
ils ont vu, et le lecteur doit les voir à son tour, tant ils ont à révéler.
Avec ces contes fantastiques 1, que d'aucuns considèrent comme de pures merveilles de la littérature française du XXe
siècle, cet auteur rare et un peu oublié a porté
haut les couleurs de l'étrangeté. Son amour du
passé, qui ne dénie pas au présent un certain
charme, irrigue son univers littéraire : avec Venise, il a
trouvé sa terre d'élection et nous y invite,
élégant et raffiné.Longtemps après
la lecture de ces histoires traversées d'incertitude, leur
philtre ensorcelant agit. Demeurent pour l'éternité les
cadres de ces visions décrits avec un soin
d’orfèvre : le ciel et l'eau, ces deux berceaux du
songe.
1. | « L'entrevue » et « Marceline ou la punition fantastique ». |
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EXTRAIT |
J'aime beaucoup entrer en lagune par le rio
et ce pont dei Mendicanti … Dès qu'on l'a franchi,
toute l'étendue des eaux apparaît, plate, calme et
harmonieusement nuancée. Nulle part le vaste miroir marin qui
entoure Venise n'est plus uni et plus apaisé. La marée se
fait peu sentir en cette partie de la lagune, que l'on appelle la
lagune morte et qui baigne, comme pour mieux encore justifier ce nom,
l'île des Morts, la rouge San Michele aux murailles pourpres et
crénelées, pareille à la forteresse du sommeil.
C'est elle aussi, cette lagune aux eaux somnolentes, qui entoure de son
éternel silence les autres îles qui forment avec San
Michele, au flanc de Venise insulaire, son archipel
septentrional : Murano où bout le verre aux fournaises,
Burano où les doigts agiles des dentellières entrelacent
les arabesques célèbres de la fantaisie
vénitienne, Torcello et Mazzorbo où vit la fièvre,
San Francesco in Deserto, qui reflète ses cyprès
franciscains à une eau étrangement solitaire. Tout cet
ensemble est certes d'une singulière mélancolie, bien que
parfois la lagune s'irise d'extraordinaires jeux de lumière. J'y
ai contemplé de prodigieuses fêtes de couleurs, mais, le
plus souvent, ce qui y domine c'est une impression de tristesse sans
amertume, d'une misère sans regrets et d'une solitude sans
angoisse, tant elle est faite de paix, de monotonie et de silence.
Ce
jour-là, je dois le dire, l'aspect des choses était fort
mélancolique. Une sorte de brume, d'une extrême finesse,
flottait entre le ciel et l'eau. Elle enveloppait San Michele de son
tissu humide et léger et faisait de Murano une espèce
d'île fantôme. Ce n'était pas un jour à
s'aventurer loin et à aller goûter en pleine lagune le
sentiment si particulier qu'on y éprouve, en de pareils
crépuscules brumeux, à ne s'y sentir nulle part dans la
vie. D'ailleurs, l'heure était avancée, aussi
commandai-je au gondolier de contourner simplement la ville et d'y
rentrer par le Canareggio. Il se conforma aussitôt à
l'ordre donné et la gondole continua à glisser
moelleusement sous l'impulsion régulière de la rame. Je
l'écoutais, les yeux à demi fermés ;
j'écoutais le pas de l'homme sur le tapis de poupe, les bruits
divers de l'eau et du bois avec une attention rassurée. Cela
faisait une distraction à l'indéfinissable malaise que je
ressentais de nouveau, à cette espèce
d'anxiété sans raison qui eût facilement
ressemblé à de la peur. Et cependant il n’y avait
rien qui pût motiver cette absurde sensation. Néanmoins,
à mesure que nous voguions sur cette onde immobile, mon
inquiétude intérieure augmentait.
☐ L'entrevue, pp. 60-61 |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « Histoires incertaines », Paris : Mercure de France, 1919
| - « Récits vénitiens », Paris : La Bibliothèque, 2004
- « L'altana, ou La vie vénitienne, 1899-1924 », Paris : Bartillat, 2009
- « Esquisses vénitiennes », Grandvilliers : La Tour verte, 2015
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mise-à-jour : 12 mai 2017 |
 |  | Whistler : Gondola under a bridge (1887) illustration p. 101 |
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