|
 | Dermot Bolger
Les brexiters pourraient précipiter l'implosion du Royaume-Uni | | | Il
y a quelques années, un professeur d'Oxford qui se rendait de
Londres à Paris en compagnie d'une poétesse irlandaise
exprimait sa stupéfaction en la voyant présenter son
passeport irlandais. Le professeur savait que l'Etat libre d'Irlande
(c'est ainsi qu'au début, le Royaume-Uni obligea l'Irlande du
Sud à s'appeler) obtint son indépendance en 1922,
après avoir farouchement négocié avec le
Royaume-Uni un traité qui provoqua une guerre civile. Mais le
professeur a confessé qu'il ne lui était jamais venu
à l'esprit que nous avions nos propres passeports et que nous ne
voyagions plus avec des documents britanniques.
George Bernard Shaw a dit : “ L'histoire
irlandaise est une chose qu'aucun Anglais ne doit oublier et dont aucun
Irlandais ne doit se souvenir ”. Hélas, rares
sont les politiciens anglais (et le Brexit est essentiellement, quoique
pas exclusivement, une phobie anglaise) qui suivent le conseil de Shaw.
La petite coterie d'ex-élèves des public schools
anglaises qui dirige l'agenda du Brexit se complaît à
étaler son ignorance de l'histoire. D'intenses efforts
diplomatiques ont été déployés pour essayer
de désamorcer les problèmes posés par
l'incohérence géographique de la frontière
irlandaise établie en 1922 — problèmes
abordés avec une subtilité pleine d'imagination dans
l'accord du Vendredi saint de 1998.
Les limites des 32
comtés d'Irlande ont été tracées de
façon arbitraire, et suivent souvent des ruisseaux tortueux
marquant la fin d'un champ et le début d'un autre. Tous les
samedis dans le comté de Meath, je fais un swing sur le premier
tee de mon parcours de golf préféré. Ma balle
passe de l'autre côté d'un petit cours d'eau et atterrit
dans le comté de Kildare. Nous marchons vers nos balles sans
manquer de plaisanter sur le fait de changer de comté. Mais si
nous essayions de traverser un ruisseau qui sépare Monaghan (en
République d'Irlande) d'Armagh (en Irlande du Nord), notre
vieille plaisanterie risquerait de devenir mauvaise.
IGNORANCE DE L'IRLANDE
Car
si le Royaume-Uni quittait l'Union européenne sans accord, nous
naviguerions entre des entités politiques différentes,
avec les conséquences que cela implique : l'affaiblissement
de notre identité européenne commune. La frontière
irlandaise n'a certes pas disparu avec l'accord du Vendredi saint, mais
cet accord l'a réduite dans l'imaginaire public quand les routes
ont été rouvertes et les communautés
réunies.
Certes, l'économie irlandaise souffrira
du Brexit, mais je trouve les déclarations de bien des brexiters
loufoques — en particulier lorsqu'ils affichent
fièrement leur ignorance de l'Irlande. Cette ignorance
s'étale dans ce Tweet d'un eurodéputé
britannique : “ Voici
un fait sur la frontière irlandaise. Il y a environ 100 camions
par jour qui traversent la frontière entre le Sud et le
Nord … voilà la mauvaise raison qui retarde le
Brexit ”. L'eurodéputé a retiré
son Tweet lorsqu'il s'est avéré que ce sont 6 000
camions et 7 000 camionnettes d'entreprises qui traversent chaque
jour la frontière, ainsi que 60 000 voitures transportant
des particuliers.
Tous les politiciens britanniques n'affichent
pas une telle ignorance xénophobe. Mais en regardant leurs
débats avant le référendum du Brexit, j'ai
été stupéfait du peu d'attention accordé
à la frontière irlandaise. L'accord du Vendredi saint a
vu le jour parce que notre adhésion commune à l'Union
européenne avait permis au peuple irlandais, du Nord et du Sud,
de sentir que, s'il ne partageait pas une identité nationale
unique, il possédait une identité européenne
commune.
Il n'a jamais permis de surmonter les divisions entre
deux communautés nord-irlandaises bien enracinées, mais
il a créé un terrain d'entente pour forger un compromis
imaginatif selon lequel toutes les personnes nées en Irlande du
Nord pouvaient librement demander la citoyenneté irlandaise ou
conserver la nationalité britannique — les deux
passeports leur conférant les mêmes droits en tant que
membres de l'Union européenne. L'accord de 1998 n'a pas fait
disparaître la frontière mais les checkpoints de
l'armée britannique, les hélicoptères militaires
et les barrages routiers appartiennent désormais bel et bien au
passé.
Lors du référendum sur le Brexit,
l'Irlande du Nord a choisi de rester dans l'Union européenne. En
démantelant le “ backstop ” [“ filet
de sécurité ” ou “ clause de
sauvegarde ” visant à éviter la
réinstauration d'une frontière physique entre l'Irlande
du Nord et la République d'Irlande], les jusqu'au-boutistes ont peut-être l'impression de démanteler l'accord du Vendredi saint.
L'intransigeance
des ultras du Brexit pourrait précipiter l'implosion du
Royaume-Uni. Rares sont ceux qui ont réellement suivi le conseil
de Shaw lorsque celui-ci dit de ne jamais oublier l'histoire
irlandaise. Si les conservateurs n'avaient pas bloqué avant 1914
le projet de Home Rule [visant à ce que l'Irlande soit relativement autonome tout en restant sous la couronne britannique],
l'Irlande aurait pu jouir d'une autonomie limitée et l'opinion
publique n'aurait pas autant soutenu la lutte armée visant
à obtenir une pleine indépendance.
A
présent, en essayant de remettre en place une frontière
physique et de retirer le droit à une citoyenneté
européenne voté par la majorité de l'Irlande du
Nord, les ultraconservateurs pourraient accélérer la
tenue d'un référendum lors duquel ces mêmes
citoyens pourraient décider, non pas de se joindre au reste de
l'Irlande, mais de rejoindre le reste de l'Europe. Ainsi, ironie du
sort, en remportant la bataille du “ backstop ”,
les brexiters pourraient bien contribuer à
désagréger le Royaume-Uni — parce qu'ils ont
simplement fait fi du conseil de Shaw.
Dermot Bolger
| Le Monde, 2019 |
|