Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
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Le Monde • Idées (Samedi 10 février 2018).

Il est encore en Europe un peuple capable de législation, c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec lesquelles ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprit à la conserver. J'ai le pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe.

Jean-Jacques Rousseau
Le Contrat social (1762)
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James Boswell, « L'île de Corse, journal d'un voyage », Paris, 1991
James Boswell, « En défense des valeureux Corses », Monaco, 2002
Antoine-Marie Graziani, « Pascal Paoli, père de la patrie corse », Paris, 2017
Prince Charles Napoléon, « Bonaparte et Paoli : aux origines de la question corse », Paris, Ajaccio, 2000
Francis Pallenti , « Pascal Paoli : la leçon d'un citoyen du ciel », Ajaccio, 2004

QUAND LA CORSE ÉTONNAIT L'EUROPE

Antoine Lilti, historien


Les nationalistes corses ont remporté une large victoire aux élections territoriales de décembre 2017, suscitant l’enthousiasme des uns, l’inquiétude des autres. Doit-on craindre de nouveaux débats sans fin sur l’existence d’un « peuple corse » ou redouter le spectre des années de violence, symbolisées par l’assassinat du préfet Erignac, dont on a célébré cette semaine le vingtième anniversaire ?

Pourtant, c’est un passé plus ancien qu’invoque continûment Jean-Guy Talamoni, le président de l’Assemblée. Il y a deux ans, il inaugurait son premier mandat en prêtant serment sur un livre publié en 1758, Justification de la révolution de Corse, de Don Gregorio Salvini. Cette année, il a choisi la Constitution de 1755. Ces hommages aux révolutions corses du XVIIIe siècle sont, sur l’île, des références obligées qui font immanquablement vibrer la fibre patriotique. A l’inverse, ils ne suscitent sur le continent qu’une indifférence polie et vaguement étonnée, proportionnelle à notre ignorance. Que savons-nous de la Constitution corse de 1755 ? On se souvient en général que la Corse fut cédée par ­Gênes à la France lors du traité de Versailles de 1768, un an avant la naissance d’un certain Napoléon Bonaparte. Mais on oublie que le rattachement au royaume passe par une campagne militaire difficile et que la résistance farouche des Corses suscita l’admiration étonnée de l’Europe éclairée. Les insulaires n’en étaient pas à leur coup d’essai. Depuis 1729, ils avaient lutté avec succès contre les Génois et leurs alliés français. En 1755, ils avaient acquis un véritable contrôle de l’île, à l’exception des villes littorales, élu Pascal Paoli comme général de la nation et adopté cette fameuse Constitution. Pendant presque quinze ans, une république autonome s’organisa, se dotant de nombreux éléments de souveraineté et même d’une université.


LA NATION COMME PROJET

Cette république corse tenant tête aux puissances européennes fascina les contemporains et fut commentée dans toutes les gazettes, rappelle Antoine Franzini dans Un siècle de révolutions corses (Vendémiaire, 2017). Les philosophes aussi se passionnaient. Jean-Jacques Rousseau écrivit dans le Contrat social, en 1762 : « Il est encore en Europe un peuple capable de législation, c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec lesquelles ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprit à la conserver. J'ai le pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe. » A la suite de quoi les Corses lui demandèrent de les aider à établir une nouvelle constitution. Le patriotisme corse semblait annoncer une ère politique nouvelle, où la nation n'était plus un donné de l'histoire mais un projet à construire. L'enthousiasme gagna l'Amérique, où les cercles radicaux avaient l'habitude, au début de la guerre d'Indépendance, de porter des toasts à la nation corse.

Le combat des Corses trouva un visage emblématique en Pascal Paoli, qui incarnait aux yeux de l'Europe le modèle nouveau du grand homme. Chef militaire courageux, patriote et désintéressé, Paoli semblait ressusciter les grandes figures de l'Antiquité. Mais il était aussi en passe de devenir un personnage médiatique. Un jeune écrivain écossais, James Boswell, fut l'imprésario de sa célébrité ; après lui avoir rendu visite, il publia un récit romancé et spectaculaire qui connut un immense succès. Selon l'historien David Bell, Paoli fut le premier chef charismatique du siècle des Lumières, avant Washington ou Bonaparte.

Contraint à l'exil en 1769, Paoli fit un retour triomphal sur l'île en 1790, au moment de la Révolution française. L'enthousiasme était total, même si l'unanimité fut de courte durée, et le vieux chef fut fêté comme un précurseur et un libérateur, à Paris comme à Bastia. Si bien que l'héritage des révolutions corses du XVIIIe siècle peut se comprendre de différentes manières : annonçaient-elles l'indépendance du peuple corse ou son intégration dans une France républicaine ? A l'heure où le regain des régionalismes invite à réinventer, à l'échelle du continent, les liens du nationalisme et de la démocratie, la petit île saura-t-elle, de nouveau, étonner l'Europe ?

Gregorio Salvini, « Giustificazione della rivoluzione di Corsica, e della ferma risoluzione da Corsi di mai piu' sottometterse al dominio di Genova », Corte : Nella Stamperia della Verità, 1758

Gregorio Salvini, « Justification de la révolution de Corse, et de la ferme résolution prise par les Corses de ne plus jamais se soumettre à la domination génoise » éd. et trad. par François Piazza, Ajaccio : Alain Piazzola, 2010

Gregorio Salvini, « Justification de la révolution de Corse ; combattue par les réflexions d'un Génois, l'évêque Pier Maria Giustiniani ; et défendue par les observations d'un Corse Buonfigliolo Guelfucci » éd. et trad. par Evelyne Luciani, Ajaccio : Albiana, 2013
Antoine Franzini, « Un siècle de révolutions corses : naissance d'un sujet politique, 1729-1802 », Paris : Vendémiaire, 2017

Le Monde, 2018