Le texte dont suivent quelques extraits
a été publié 
dans son intégralité par
L'Obs — 11-17 janvier 2018

Comment distinguer ceux qui méritent l'accueil, pour des raisons politiques, et ceux qui n'en sont pas dignes ?
Comment faire la différence entre les demandeurs d'asile au titre du danger qu'ils encourent dans leur pays, et ceux qui fuient leur pays pour des raisons économiques ?
Est-il moins grave de mourir de faim, de détresse, d'abandon, que de mourir sous les coups d'un tyran ?
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Le Monde, 18-19 octobre 2009
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J.M.G. Le Clézio, Plaidoyer pour les Indiens Kuna
Le Monde, 16-17 mai 2021
J.M.G. Le Clézio, « Pawana », Paris, 2005
J.M.G. et Jémia Le Clézio (éd.), « Sirandanes », Paris, 1990
J.M.G. Le Clézio, « Raga, approche du continent invisible », Paris, 2006
J.M.G. Le Clézio, « La quarantaine », Paris, 1995
   
Issa Asgarally (dir.), « J.M.G. Le Clézio Prix Nobel de littérature : hommages, témoignages, analyse », Quatre Bornes (Maurice), 2009
Patrick Chamoiseau : Frères migrants, les poètes déclarent …

Un déni d'humanité insupportable

extraits

J.M.G. Le Clézio — Prix Nobel de littérature


J.M.G. Le Clézio — photographie Frantz Bouton
J.M.G. Le Clézio — photographie Frantz Bouton

  
   La formule célèbre de M. Rocard, sur « la France [qui] ne peut accueillir toute la misère du monde » — formule reprise récemment par M. Macron pour justifier une politique de grande fermeté à l'égard des migrants économiques — est d'abord un total non-sens, si l'on pense à la proportions de réfugiés que comptent de petits pays comme le Liban ou la Jordanie. C'est surtout un déni d'humanité insupportable. Comment peut-on faire le tri ?

   Comment distinguer ceux qui méritent l'accueil, pour des raisons politiques, et ceux qui n'en sont pas dignes ?

   Comment faire la différence entre les demandeurs d'asile au titre du danger qu'ils encourent dans leur pays, et ceux qui fuient leur pays pour des raisons économiques ?

   Est-il moins grave de mourir de faim, de détresse, d'abandon, que de mourir sous les coups d'un tyran ?

   […]

   Comment comparer les destins, dire que ceux-ci sont respectables et que ceux-là ne valent rien ?

   Comment laisser entendre que ces gens qui se jettent sur les routes, traversent les déserts, s'embarquent sur des radeaux au risque de leur vie, ou franchissent les montagnes en hiver, vêtus seulement de leurs habits de pays chauds, comment laisser croire que ces gens ont un choix ?

   Comment ne pas comprendre que la route qu'ils ont prise est un déchirement, qu'ils laissent derrière eux tout ce qui est cher à tout humain, le pays natal, les ancêtres, parfois les enfants trop jeunes pour partir ?

   […]

   La pauvreté et la faim sont des états de guerre. Ceux qui les fuient ne sont pas des réfugiés, ni des demandeurs d'asile. Ils sont des fugitifs.

   La politique est un monstre froid : elle agit en suivant des lois et des instructions qui ne tiennent pas compte du sentiment humain. S'il est avéré que pour faire déguerpir les migrants qui dorment sous une bâche par six degrés au-dessous de zéro les milices crèvent leurs tentes ; s'il est avéré que l'on rafle les pauvres dans les rues, en séparant les familles, et qu'on les enferme avant de les expédier par avion dans leur pays supposé, s'il est avéré qu'on pourchasse les misérables comme s'ils étaient des chiens errants. Eh bien, cela est dégueulasse, il n'y a pas d'autre mot.

   […]

   Prenons garde à ne pas dresser autour de nous des frontières mentales encore plus injustes que les frontières politiques. A ne pas nous habituer justement à « toute la misère du monde » comme si nous vivions sur une sorte d'île parfaite, inaccessible, et que nous puissions regarder de loin, d'un regard cruel d'entomologiste, les habitants des rivages désolés se débattre et s'étouffer dans leur malheur. Prenons garde à ne pas devenir sourds et aveugles à cette misère, et nous réfugier dans l'illusoire sécurité de nos armées, de nos juges et de nos législations. S'il n'est pas question de partage, et d'humanisme, qu'il soit question de stratégie. Les empires fondés sur l'injustice, sur l'esclavage et le mépris n'ont jamais survécu. Ils se sont écroulés de l'intérieur, parce qu'ils étaient corrompus.

   Il est encore temps d'agir. Cela n'est pas si compliqué : il suffit de renverser le raisonnement, de cesser d'agir sous l'impression de la menace. Le partage n'est pas seulement l'accueil : c'est aussi la préparation de l'avenir, c'est-à-dire le soutien et le changement. Que l'invraisemblable budget qui sert à alimenter la machine de guerre à travers le monde accorde une part, une miette seulement, pour aider les citoyens des pays en détresse, pour l'eau potable, l'éducation, la médecine, la création d'entreprise, l'équilibre — la justice.

J.M.G. Le Clézio
Prix Nobel de Littérature

L'Obs, 2018