Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (dimance 18 - lundi 19 octobre 2009).

Je souhaite attirer votre attention sur une injustice qui dure depuis quarante ans. Je veux parler de la déportation du peuple chagossien.
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Shenaz Patel, « Le silence des Chagos », Paris, 2005
David Vine, « Island of shame : the secret history of the U.S. military base of Diego Garcia », Princeton (N.J.), 2009
J.M.G. Le Clézio, « Pawana », Paris, 2005
J.M.G. et Jémia Le Clézio (éd.), « Sirandanes », Paris, 1990
J.M.G. Le Clézio, « Raga, approche du continent invisible », Paris, 2006
J.M.G. Le Clézio, « La quarantaine », Paris, 1995
Issa Asgarally (dir.), « J.M.G. Le Clézio Prix Nobel de littérature : hommages, témoignages, analyse », Quatre Bornes (Maurice), 2009

Lavez l'injustice faite aux Chagossiens

Lettre au président Barack Obama

Jean-Marie Gustave Le Clézio


Monsieur le président, votre élection à la présidence des Etats-Unis a soulevé une immense vague d'espoir dans le monde. Pour la première fois depuis Abraham Lincoln, le président des Etats-Unis était aussi, spontanément, un peu celui de la plus grande partie des habitants de la Terre.

Votre parcours politique, vos origines, votre héritage et votre conduite ont quelque chose d'exemplaire. Et puis il y a eu le discours d'investiture que vous avez prononcé devant l'Union, et nous avons compris que vous étiez un grand homme d'Etat. Nous savions que vous n'alliez pas nous manquer, que nous ne pourrions pas nous passer de vous.

Ce discours a été lu et écouté dans le monde entier, non seulement dans les grands pays, mais aussi dans nombre de petits pays sans importance pour les affaires du monde. A Maurice (j'en parle car c'est aussi ma patrie), votre discours a été salué par l'ensemble de la population.

L'idée que vous y développez est simple et lumineuse : il ne saurait y avoir de démocratie sans que soit affirmé le droit pour chaque individu de ne jamais avoir à renoncer à aucune partie de son identité. Vous êtes, monsieur le président, le symbole vivant de ce droit, et c'est pourquoi il fallait aussi que ce soit vous qui affirmiez cette conviction. Mais vous énoncez l'autre partie de cette certitude, qui lui donne un caractère d'universalité. C'est qu'il faut savoir dépasser le particularisme pour adhérer au projet humain universel, qui nous rend égaux et libres. Sans cette contrepartie, l'identité ne vaut rien car elle conduit à l'exclusion et à la guerre.

En vous octroyant le prix Nobel de la paix, le comité d'Oslo a répondu à cette ferveur. Il soutient aussi votre action à un moment où vous êtes l'objet d'attaques déloyales dans votre propre pays et à l'extérieur, pour vouloir instaurer la justice en matière de protection sociale et combattre l'âpreté des lois du marché.

La tâche qui est devant vous est immense, c'est une tâche de paix et de réconciliation. Vous êtes le seul aujourd'hui à pouvoir l'accomplir. C'est pourquoi je souhaite attirer votre attention sur une injustice qui dure depuis quarante ans. Je veux parler de la déportation du peuple chagossien.

Permettez-moi, monsieur le président, de vous remémorer les faits : en 1968, l'île Maurice accédait à une indépendance longuement désirée. Au moment des négociations entre les Mauriciens et le gouvernement colonial britannique, ce dernier exigea en contrepartie de maintenir son autorité sur un groupe d'îles de l'océan Indien comprenant l'archipel des Chagos, devenues de ce fait le British Indian Ocean Territory (BIOT).

Dès l'accord signé, les Britanniques s'empressèrent de louer cet archipel au gouvernement des Etats-Unis qui cherchait à établir une base militaire dans l'océan Indien. La seule exigence préalable des Etats-Unis était qu'il s'agît d'îles désertes, afin de ne pas contrevenir au droit d'éventuels habitants. Un mensonge des autorités britanniques apporta cette garantie : les Chagos, affirmèrent-elles, étaient peuplées seulement d'un groupe de pêcheurs qui n'y résidaient que le temps d'une saison. L'installation de la base eut lieu à Diego Garcia, l'île principale de l'archipel, après qu'une milice musclée eut expulsé de leurs îles les habitants, qui en réalité étaient là depuis des générations, pêcheurs et cultivateurs.

Ces malheureux durent abandonner leurs maisons et leurs biens dans des conditions dramatiques. A ceux qui refusaient d'obéir, les miliciens répondaient par la menace : « Partez, ou vous mourrez de faim. » On raconte que, lors du dernier voyage, faute de place sur le navire, certains durent abandonner leur chien sur le rivage. La compensation financière promise par le gouvernement britannique ne suffit pas à dédommager les Chagossiens. Depuis plus de quarante ans, ils sont sans domicile, sans identité. Certains survivent dans des conditions précaires à Maurice, sans travail, sans aide. D'autres ont trouvé asile en Angleterre, où ils sont des citoyens de seconde catégorie. Mais rien ne saurait remplacer leur patrie.

Toutes leurs demandes de retour dans leurs îles sont restées sans effet. Pendant longtemps, l'armée américaine leur a même refusé de venir fleurir les tombes de leurs ancêtres sous le prétexte de la menace terroriste (Diego Garcia était le point de départ des bombardements sur Bagdad). Pourtant, à plusieurs reprises, des voix se sont élevées dans le Sénat américain afin qu'on reconnaisse le droit des Chagossiens, et qu'on dénonce le mensonge qui a causé leur déportation.

Monsieur le président, vous êtes un homme de paix et de justice, vous avez le pouvoir de changer le sort de ce peuple venu d'Afrique de l'Est au temps de l'esclavage. Vous avez le pouvoir d'autoriser ces gens et leurs enfants à revenir vivre sur le sol natal, à y travailler (sur la base militaire, pourquoi pas ?), à y honorer leurs défunts. Ce ne serait pas un acte de charité, mais de justice. Ecoutez, je vous prie, la voix de la grande dame des Chagos, Charleezia, qui chante sur un rythme de séga la douleur de l'exil et l'espoir du retour. Elle en dit plus long que tous les discours.

Très respectueusement vôtre.

Jean-Marie Gustave Le Clézio
écrivain français et mauricien
Prix Nobel de littérature (2008)

Le Monde, 2009