Ouessant 2002 - 4ème Salon du Livre Insulaire
24 août 2002 : conférence présentée par Eric Auphan

Eric Auphan

Les îles d'Ecosse entre réalité et fiction,
Contribution au thème des utopies insulaires

 

Utopie et géographie

L'Ecosse, avec ses châteaux hantés, ses whiskies tourbés et ses côtes embrumées ... Avec aussi ses îles, innombrables, battues par les vents et les flots, sauvages et pourtant accueillantes, accessibles et pourtant si lointaines. D'après les dernières sources démographiques du Royaume-Uni, l'Ecosse compte encore aujourd'hui 91 îles habitées, ce qui représente une population et une superficie importantes, mais une densité d'occupation du territoire très faible (101 966 personnes sur 10 109 km2, soit environ 10 h / km2). Mais ces îliens de l'Antique Calédonie, pour qui l'immense île de Grande-Bretagne fait figure de continent, occupent une place de choix dans l'inspiration littéraire et cinématographique britannique. Et si Thomas More, Francis Bacon et Daniel Defoe étaient Anglais, Robert Burns et Robert Louis Stevenson étaient Ecossais, tout comme Alexander Selkirk, le modèle réel du Robinson Crusoé du roman.

Les régions « celtiques » de la Grande-Bretagne ont conservé jusqu'à nos jours une originalité comparable à celle qu'affiche la Bretagne par rapport au reste de la France. Le droit à la différence s'exprime par une langue et une culture toujours vivantes au quotidien et dans de nombreuses manifestations. Si l'extinction du cornique au début du siècle a engendré une acculturation de la Cornouailles (processus qui menace aujourd'hui une grande partie de la Bretagne bretonnante, et notamment ses îles), la vivacité du gallois et du gaélique écossais (attestée par des publications diverses et le tournage de nombreux films pour le cinéma ou la télévision) prouve que la disparition des langues régionales n'est pas inéluctable. En ce début de millénaire qui voit un peu partout dans le monde les nationalismes s'exacerber, le Royaume-Uni donne l'exemple d'un Etat pluriculturel. L'Ecosse possède un littoral très découpé le long duquel abondent les îles, brumeuses et ventées ... Leur description sous la plume d'écrivains inspirés ou grâce à la caméra de cinéastes de talent a profondément marqué les amoureux des îles armoricaines, leurs sœurs si proches.

 

Les préludes insulaires au XVIIIe siècle : Alexander Selkirk et Robert Burns

Avec L'Utopie de Thomas More en 1516, puis La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon en 1627, les Anglais ont jeté les jalons du roman insulaire moderne. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, leur prépondérance s'accentue avec la parution du plus célèbre livre de la littérature insulaire, qui a une histoire presque aussi passionnante que les aventures de l'infortuné naufragé. Le point de départ est la naissance d'un certain Alexander Selkirk en 1676 à Largo, dans le comté de Fife en Ecosse. Celui-ci, attiré par les métiers de la mer, devient maître d'équipage dans la Royal Navy. Son caractère ombrageux va lui jouer un bien mauvais tour. Un jour, en pleine mer, il se dispute avec le capitaine du vaisseau Cinque Ports et demande à être débarqué sur la première terre rencontrée. Ce sera l'archipel de Juan Fernandez (du nom du pilote espagnol qui le découvrit en 1574), au large du Chili, à 650 km à l'ouest de Valparaiso. C'est donc volontairement que le 7 octobre 1704, Alexander Selkirk débarque sur la principale île, Mas a Tierra, qui s'étire sur 23 km de long et 6 km de large. Mais le marin a présumé de sa détermination. Il flanche et supplie l'équipage de la chaloupe de le ramener au navire. Le capitaine Stradlind reste sourd aux lamentations du matelot irascible. Celui-ci devra faire pénitence sur cette terre déserte avec pour tous biens un fusil, une livre de poudre, un peu de tabac, quelques instruments nautiques et une Bible ! Il y restera 4 ans et 4 mois avant d'être recueilli par le corsaire Duque le 12 février 1709. Le capitaine du vaisseau, Woodes Rodgers, entreprend de faire connaître son histoire. C'est ainsi qu'elle parvient aux oreilles de Daniel Defoe. L'auteur anglais, voulant rompre avec ses pamphlets politiques qui lui valent beaucoup d'ennemis, a décidé d'écrire un grand roman sur la base de relations de voyages.

C'est dans ces conditions que Defoe rencontre Selkirk, selon la légende dans un pub de Londres. Le premier fait paraître en 1719 La vie et les étranges aventures de Robinson Crusoé, le second disparaît en mer en 1721. La célébrité du personnage fictif a rapidement éclipsé la figure du marin écossais. Peut-être est-ce parce que le héros du roman a abordé dans son île après un véritable naufrage « le 30 septembre 1659 » et y a séjourné beaucoup plus longtemps que son modèle : « 28 ans, 2 mois et 19 jours ». Cependant, l'archipel de Juan Fernandez a gardé le souvenir des deux. Reconnues propriétés chiliennes en 1855, les trois îles restent à jamais marquées par cette histoire : à côté de l'île Santa-Clara, l'île Mas a Tierra se nomme aujourd'hui l'île Robinson Crusoé, tandis que l'île Mas a Fuera porte le nom d'île Alexander Selkirk.

Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Robert Burns (1759-1796), issu d'une famille de pauvres fermiers, sait puiser à la source des chansons et légendes de son pays et compose de magnifiques vers en dialecte écossais. Il célèbre « la liqueur que l'orge d'Ecosse sait nous faire » et devient le symbole de la renaissance nationale face à l'anglicisation de plus en plus étouffante. Chaque année, le 25 janvier (jour de sa naissance), partout dans le monde les Ecossais se rassemblent pour lui rendre hommage : « la nuit du poète » donne lieu à de joyeuses libations où l'on mange du haggis (panse de mouton farcie) arrosée de single malt scotch whisky. Dans l'île de Bute, à l'embouchure de la Clyde, cette fête prend des allures de cérémonie maçonnique et de commémoration nationale.

 

Le chantre des îles au XIXe siècle : Robert Louis Stevenson

On ne présente plus aujourd'hui le livre que Robert Louis Stevenson (1850-1894) fit publier en 1883 et dédia à son beau-fils, dont le dessin naïf d'une île l'avait inspiré : L'île au trésor partage avec Robinson Crusoé la plus haute marche du podium des romans insulaires les plus célèbres. L'écrivain écossais réussit là un véritable coup de génie : en cette fin de XIXe siècle, marqué par la révolution industrielle, il redonne au public une ouverture vers le rêve en remontant le temps et en mythifiant l'espace. Tous les ingrédients sont réunis pour réaliser le vrai récit d'aventure, simple mais efficace. Le héros est Jim Hawkins, un enfant qui se trouve aux prises avec un monde d'adultes peuplé d'officiers de Sa Majesté et de pirates. Long John Silver constitue la quintessence du « loup de mer » pour qui le mot « île » agit comme un philtre magique . En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les îles servent de repaires aux forbans, flibustiers, boucaniers et autres pirates qui écument toutes les mers du monde : la « Grande île » (Madagascar), Hispaniola (Saint-Domingue), l'île de la Tortue, la Jamaïque, les îles du Cap-Vert, etc … Rien d'étonnant donc à ce que des trésors y soient enfouis ! Mais chaque île déserte peut renfermer son Robinson : Ben Gunn, pauvre matelot abandonné, remplit ici cette fonction. Le lecteur, tout comme les personnages du roman, ne peut que succomber à l'appel des îles, car l'aventure ne répond pas aux règles de l'utopie. L'île choisie est imaginaire , mais elle pourrait très bien ne pas l'être : nombreux sont les « trésors » qui ont été trouvés dans les épaves des grands voiliers ou extraits de cachettes ancestrales, fortuitement ou à l'aide de renseignements très précis. C'est justement parce qu'il peut devenir réalité que le rêve est aussi tentant : un trésor caché reste dans le domaine du possible, alors que l'utopie demeure, par essence, irréalisable.

L'île au trésor mérite bien entendu plus qu'une lecture au premier degré. Chaque île renferme son propre trésor, matériel ou spirituel. Et chacun peut en fait y découvrir celui qui lui convient. Robinson Crusoé a rencontré Dieu dans son île, comme les anachorètes du Moyen Age. C'est également une communion divine que recherchaient les cénobites pour leurs implantations monastiques. Or justement, comme l'a expliqué Peter Anson (voir infra), on ne trouve pas forcément ce que l'on cherche, mais on ne trouve que si l'on cherche. L'île se mérite, et en aucun cas ne se réduit à un asile loin du tumulte du continent. Pour les héros de Stevenson, le voyage est périlleux mais les dévoile les uns envers les autres. Le plus important finalement n'est pas l'argent, mais l'expérience que chacun a retiré de l'aventure : personne n'est, à son retour, tel qu'il était lors de son départ, et c'est ce changement qui représente le vrai trésor. Est-ce en quête de lui-même que le romancier a quitté son Edimbourg natal pour finir ses jours sur une île du bout du monde, dans l'archipel des Samoa ?

Depuis plus d'un siècle, L'île au trésor a influencé, de façon évidente ou plus discrète, un nombre incalculable de romans à orientation insulaire. Signalons simplement que quelques années après Stevenson, son compatriote Joseph Conrad (1857-1924), écrivain polonais naturalisé britannique en 1886, choisit Bornéo, dans les Indes néerlandaises, comme théâtre d'un grand récit d'aventures : La Folie-Almayer paraît en 1895. L'action met en scène un vieil Hollandais qui, pour l'amour de sa fille unique, projette une expédition sur la trace d'une cachette de pirates. Mais le trésor reste introuvable et sa fille le quitte pour le bel héritier d'un radjah … L'histoire possède tous les ingrédients du genre, mais la question qui se pose concerne la notion même d'insularité : une île-continent de 750 000 km2 (quatrième île du monde par la superficie) entre-t-elle dans la même catégorie qu'une île 100.000 fois plus petite ?

 

Les utopistes du XXe siècle : Peter Anson et Tom Steel

Au XXème siècle, une figure énigmatique fait le lien entre Ecosse et pays de Galles : il s'agit de Peter Frederick Anson. Né à Portsmouth le 22 Août 1889 d'un père officier de la Royal Navy, il rejoint à 21 ans la communauté bénédictine anglicane de l'abbaye de Caldey, qui se convertit au catholicisme romain en 1913. Il participe en 1921 à la fondation de l'Apostolat de la mer et quitte alors son monastère pour devenir aumônier des marins. Il réside en Ecosse , écrit un livre sur Saint Brendan et sa navigatio et s'intéresse à la spiritualité insulaire. En 1970, il revient à Caldey où la communauté met à sa disposition une petite tourelle immédiatement voisine des bâtiments du monastère. De là, tout proche de sa communauté d'origine, il pouvait voir la mer en permanence et se consacrer à la peinture. Il meurt le 10 Juillet 1975 à Sancta Maria Abbey, non loin d'Edimbourg, à l'âge de 86 ans. Figure à peu près inconnue en France et souvent jugée « excentrique » en Grande-Bretagne, Peter Anson a tout de même été fait chevalier de l'Ordre de Saint Grégoire par le pape Paul VI en 1966 en reconnaissance de son œuvre au service des marins.

L'abbaye de Caldey, qui se trouve dans une île privée au pays de Galles, est accessible grâce à un service régulier de bateaux (en été uniquement) à partir de Tenby, dans le comté de Pembroke. Site monastique attesté depuis le Vème siècle, cette île s'avère une véritable pépinière de missionnaires. C'est ici qu'à l'école de Saint Iltud se forment les saints bretons qui vont évangéliser l'Armorique : Saint Gildas, Saint Pol, Saint Samson. Caldey représente donc un exemple très intéressant de christianisme insulaire, au même titre que Iona dans les Hébrides intérieures et Lindisfarne dans le Northumberland.

Peter Anson a publié 36 livres consacrés aux rapports entre « foi chrétienne et milieux maritimes ». Il s'est passionné en particulier pour le monde des pêcheurs, aussi bien ceux des îles britanniques que ceux de la péninsule armoricaine. Malheureusement, ses ouvrages n'ont jamais été traduits en français et sont devenus totalement introuvables. En liaison avec notre sujet, nous avons pu en repérer deux aux références précises. En 1931, Mariners of Brittany est édité simultanément en Grande-Bretagne (à Londres), aux Etats-Unis (à New York) et au Canada (à Toronto) . L'auteur s'y montrait à la fois un écrivain à la plume perspicace, un dessinateur au croquis saillant et un fervent amoureux de la mer bretonne. Séduit par cet « homme de bonne foi » (selon ses propres termes), Henri Queffélec décide de lui rendre hommage en reprenant ses dessins pour illustrer Armor : marins, ports, bateaux de Bretagne qui paraît en 1975, l'année même de la mort d'Anson. Les deux ouvrages sont aujourd'hui épuisés, mais les éditions L'Ancre de Marine à Saint-Malo ont eu la bonne idée de lancer sur le marché en 1994 une réédition de qualité sous le titre Marins de Bretagne.

Mais l'aspect le plus original de la démarche créatrice du moine gallois se trouve résumé dans une utopie aussi riche dans son contenu qu'enrichissante dans sa lecture : c'est en tout cas le jugement que portait Henri Queffélec sur The brothers of Braemore, petit bijou de littérature insulaire daté de 1960. Malheureusement, il est pratiquement impossible aujourd'hui de se procurer cet ouvrage, passé complètement inaperçu au moment de sa parution. En 1962, Hélène Lubienska de Lenval en fournit une analyse et quelques extraits sous le titre Des hommes attentifs à Dieu dans « La Vie Spirituelle » (revue publiée par les éditions du Cerf). Un exemplaire original est offert par Anson lui-même à la bibliothèque de Caldey Abbey en 1971. Au cours d'un voyage, Pierre-Yves Jourda, alors recteur de l'île d'Arz, a pu en faire une photocopie qu'il nous a fort aimablement transmise en 1989. Actuellement, cet essai, aussi court (61 pp.) que dense, n'a toujours pas été traduit en français et n'est pas disponible en France (ce qui est d'ailleurs le cas, nous l'avons déjà souligné, de toutes les œuvres d'Anson).

L'action se situe dans une île celtique largement mythique : l'auteur nous indique simplement qu'elle se trouve au nord de l'Ecosse (donc dans l'archipel des Orcades ou celui des Shetland ) et qu'il a promis aux frères de Braemore, membres laïques d'une communauté bénédictine, de garder le secret sur l'emplacement exact de leur île. Nous apprenons (p. 12) que « the oratory had been dedicated to Saint Brendan the Navigator », mais les îliens ne souhaitent pas voir leur île se transformer en site touristique : « the last thing they wished was their island should ever become as world-famous as Caldey or Iona » (p. 50). Le plus célèbre des abbés d'Iona fut Saint Colomba (521-597), moine irlandais qui évangélisa l'Ecosse. Pour décourager les explorateurs impénitents, Anson ajoute in fine : « There are thousands of islands round Scotland, and the one I have described in these pages has features borrowed from many which I have visited in the past thirty years. Hundreds of them possess a close family likeness ». Toutes ces précautions ne sont que des artifices de style : bien malin qui repérerait Braemore sur une carte même détaillée ! A vrai dire, cette imprécision confère au récit un caractère surnaturel qui met en valeur l'originalité des thèses défendues par l'écrivain.

Compte tenu des dates, il semble probable que Peter Anson souhaite fournir une réponse positive au tableau négatif brossé par William Golding dans Lord of the Flies. L'idée centrale de l'œuvre est ce que l'auteur nomme « the philosophy of the fringe », conception développée aux pages 27 et 28 : « … in the center of civilisation, life was withering away … human life was centripetal, having its sources at the circumference, and that it drove inward towards congestion and death ». Anson inverse un modèle centrifuge traditionnel (centre/périphérie : le centre est la vie qui rayonne sur la périphérie immédiate ; la périphérie lointaine est la mort) pour un modèle centripète unique en son genre (périphérie/centre : la périphérie est la vie qui se perd vers le centre ; le centre est la mort). Pour lui, il ne faut pas chercher à vivre dans le centre de la civilisation (les événements historiques sont temporels et font que les hommes oublient leur destinée : selon Raymond Aron, « les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font »). En revanche, il faut vivre sur les marges de la civilisation (la grandeur naturelle est intemporelle et fait que les hommes peuvent approcher la connaissance spirituelle, la seule qui s'inscrit dans la durée). Il ne s'agit pas d'être misanthrope (comme Beethoven qui, en proclamant : « J'aime mieux un arbre qu'un homme », refuse la source de l'énergie centrifuge), mais bien au contraire de se montrer philanthrope (pour retrouver les sources essentielles de l'énergie centripète).

Ainsi, grâce à un rapprochement intéressant, Anson justifie la valeur mythique de la montagne et de la mer comme symboles de l'infini : Braemore apparaît comme un prolongement du Mont-Cassin ; l'île n'est plus une périphérie isolée, mais un centre vital. Il explique de cette manière l'échec de ceux qui voient l'île comme un refuge loin du monde temporel, et non comme une ouverture sur le monde spirituel : « For they had not come here to find God ; their quest of solitude was merely negative ; a running away from something, not a running after something » (p. 47). La portée du livre dépasse largement le domaine de la fable moralisante : la description de cette communauté insulaire laïque, mais « attentive à Dieu », qui trouve en elle-même son propre élan vital, ressemble à une représentation idyllique des sociétés chrétiennes des îles de l'Armor. Mais depuis trente ans, l'appel irrésistible du centre, le continent, l'emporte sur la sérénité des périphéries, les îles. Pour l'instant, les frères de Braemore restent les protagonistes heureux d'une utopie narrative.

Il est parfois des réalités plus incroyables que des fictions. Tel est le cas de l'histoire de l'archipel de Saint Kilda, la terre la plus occidentale du Lordship of the Isles. Le livre, publié en 1975 et remanié en 1988, porte le titre évocateur de The life and death of Saint Kilda et la signature de l'historien écossais Tom Steel (né en 1943) . Nous sortons ici à proprement parler du cadre de l'aventure fictive pour entrer dans celui de l'enquête ethnologique, mais les qualités littéraires sont indéniables et la narration répond à une trame romanesque.

L'archipel présenté comprend en fait quatre îles principales dont aucune ne porte le nom de Saint Kilda : Hirta (la plus grande et la seule à avoir été habitée), Dun, Soay et Boreray. Selon l'auteur, « jusqu'à leur évacuation, les habitants d'Hirta formèrent la communauté la plus isolée de tout le Royaume-Uni. Il en fut ainsi pendant au moins mille ans, et à ce titre, Saint Kilda fascina très tôt les hommes de la terre ferme » (p. 25). En effet, l'archipel est « situé en plein océan Atlantique, à environ 170 km à l'ouest de l'Ecosse proprement dite. L'île la plus proche est Uist, du groupe des Hébrides extérieures, qui se trouve à environ 75 km à l'est de Saint Kilda » (p. 25). La communauté saint kildane vécut pendant très longtemps dans un état de marginalisation totale par rapport au reste du monde : à l'instar des peuplades d'Océanie, mais avec des contraintes climatiques beaucoup plus difficiles à endurer, les Saint Kildans organisèrent en vase clos des structures sociales originales. Les Britanniques eux-mêmes, qui ne possédaient de ces lointains sujets de Sa Majesté qu'une connaissance fort approximative, voyaient en eux l'incarnation des Utopiens. Le docteur John Mac Culloch, qui visite Hirta en 1819, proclame : « Si cette île n'est pas l'Eutopia recherchée depuis si longtemps, où se trouve-t-elle ? Où est le pays qui n'a ni soldats, ni monnaie, ni lois, ni médecine, ni vie politique, ni impôts ? Ce pays est Saint Kilda … Isolée par ses tourbillons, nichée au creux de ses tempêtes, l'île ne connaît rien des ouragans politiques qui ébranlent les fondations de l'Europe. Bien qu'ils reconnaissent la suzeraineté des Mac Leod et du roi George, ses habitants ne se soucient guère de savoir si ledit roi George est le premier ou le quatrième du nom ». Au péril de leur vie, les hommes adultes chassaient les oiseaux marins qui revenaient chaque été nicher sur les falaises de l'île. Pétrels fulmars et macareux constituaient la base de l'alimentation des Saint Kildans. Les oiseaux étaient attrapés à l'aide d'un collet fixé à l'extrémité d'une longue perche, puis partagés en fin de journée de manière égale entre toutes les familles de l'île : en appliquant à la lettre la formule « à chacun selon ses besoins », Saint Kilda représentait une société communiste idéale. Les oiseaux tués étaient stockés dans des niches en pierre, les cleits, pour ensuite être bouillis et mangés avec des pommes de terre pendant l'hiver. Les hommes pratiquaient également la pêche et l'élevage des moutons, les femmes filaient la laine sur un rouet pour confectionner des tweeds et s'occupaient de moudre la récolte d'avoine à l'aide du moulin à bras, devant la chaumière traditionnelle. En temps normal, les maigres ressources de l'île suffisaient à subvenir aux besoins de ses habitants, qui pouvaient survivre dans une économie autarcique. Vers 1850, un journaliste anglais témoignait cependant de l'étonnement des continentaux : « On a presque peine à croire qu'une petite colonie aussi curieuse, qu'une communauté aussi repliée sur elle-même fasse partie de ce royaume si industrieux. A l'écart du tourbillon de la vie politique, complètement isolé du reste du monde, le Saint Kildan mène sa simple existence. Quand la mort est venue le quérir, il est tranquillement enterré dans le petit pré qui fait office de cimetière, au milieu des rochers et des collines qui ont borné son horizon pendant toute sa vie; les oiseaux sauvages de la mer chantent son requiem, et les vagues de l'Atlantique sonnent le glas de ses funérailles ».

Pourtant, Saint Kilda est aujourd'hui déserte. Les 36 derniers habitants, menacés par la famine, furent évacués le 28 août 1930. Les facteurs qui ont amené cet abandon forcé de l'île sont multiples. D'abord, la population n'a jamais été assez importante pour générer son propre dynamisme. Le seuil maximum semble avoir été atteint en 1697 avec 180 habitants (chiffre sans doute exagéré) : Hirta occupant une superficie de 6,3 km2, la densité maximale n'a jamais pu atteindre 30 h/km2, chiffre déjà trop faible. Ensuite, les épidémies ont souvent décimé une communauté manquant de services médicaux, et la mortalité infantile n'a pas connu la chute enregistrée sur le continent : la variole tua peut-être une centaine de personnes au début du XVIIIe siècle, le tétanos prélevait chaque année son tribut sur les nouveau-nés au XIXe siècle. De plus, le déséquilibre matrimonial au détriment des femmes n'a été qu'en s'accentuant : en 1877, on enregistrait douze filles nubiles pour seulement deux garçons en âge de se marier. Et dans un système où la subsistance des personnes âgées devait être assurée par les hommes valides, le vieillissement de la population eut des conséquences dramatiques. Enfin, à partir de 1850, l'afflux des touristes pendant l'été a porté le coup de grâce à la cohésion sociale des Saint Kildans : la « saison des vapeurs » apportait à Hirta des richesses, qui créèrent bientôt de nouveaux besoins et une réelle dépendance chez les insulaires. Les chaussettes, les écharpes, les tweeds et les inévitables cartes postales constituèrent dans les dernières décennies une source de revenus non négligeable pour la communauté. Les Etats-Unis avaient leurs réserves d'Indiens, le Royaume-Uni avait Saint Kilda !

 

L'apport de l'école écossaise au cinéma

Il n'est pas possible de clore ce chapitre sur l'apport écossais à la littérature insulaire sans dire un mot du septième art, forme d'écriture aujourd'hui centenaire qui a largement magnifié le thème de l'île. Avec des scénarios originaux, détachés d'une quelconque œuvre littéraire, « l'école écossaise » a jeté dans l'entre-deux-guerres les fondements rarement égalés du documentaire insulaire. L'initiateur en est John Grierson (1898-1972), réalisateur inspiré dans sa quête de la vérité des images : celui-ci forme avec Flaherty et Epstein le triptyque incontournable du cinéma des îles. Dès 1929, le moyen-métrage Drifters raconte avec beaucoup de sensibilité la pêche au hareng en mer du Nord. Mais c'est surtout le court-métrage On the fishing banks of Skye (Les bancs de pêche de Skye) en 1934 qui constitue un témoignage saisissant sur la vie quotidienne des insulaires des Hébrides intérieures. Dans l'archipel des Shetland, Michael Powell (1905-1990) tourne en 1937 The edge of the world (A l'angle du monde), film qui décrit l'éclatement d'une petite communauté sur une île désolée incapable de la nourrir. Certains ont vu dans cette histoire « un poème élégiaque sur l'irréalisable retour aux sources ». Les images ont été tournées dans la petite île isolée de Foula, mais celle-ci est dénommée Hirta dans le film : il est clair que le cinéaste a voulu rendre hommage aux Saint Kildans, sept années après l'évacuation de leur île. Dans leur sillage s'engouffrent Harry Watt (1906-1987), qui tourne en 1938 le moyen-métrage North sea (Prisonniers de la brume), film « qui traite des relations entre les équipages des chalutiers pêchant dans la mer du Nord et les services côtiers de radio chargés de les guider », et David Mac Donald, qui réalise en 1940 le court-métrage Men of the lightship, film qui rend hommage aux hommes des bateaux-phares. La veine humoristique prédomine dans les productions de l'après-guerre ; elle est d'ailleurs indissociable d'un certain art de vivre écossais. Et les îles conservent une place de choix, sources d'inspiration multiples et sans cesse renouvelées. Ainsi, Alexander Mackendrick (1912-1993) fait des pêcheurs de l'île de Barra (devenue Todday dans le film), dans les Hébrides extérieures, de joyeux pilleurs d'épaves dans Whisky galore (Whisky à gogo) en 1949, et relate l'odyssée comique d'un caboteur au large de Glasgow dans Maggie en 1954. En 1983, les villageois de Ferness, dans les Highlands, savent convaincre par leur simplicité Burt Lancaster, grand patron américain, dans Local hero, une fable écologiste de Bill Forsythe (né en 1948). Face à tant de diversité dans les genres et de beauté dans les formes, la production française sur les îles bretonnes fait pâle figure, si l'on excepte les œuvres des « quatre Jean » (Epstein, Grémillon, Delannoy et Becker).

 

De l'image des îles à l'imaginaire insulaire

"Les traditions écossaises représentent pour partie un phénomène très particulier. Elles se sont répandues en moins de deux siècles dans le monde entier alors qu'elles étaient issues d'un petit pays, et le plus souvent des Highlands, la partie la plus déshéritée. Il n'est pas un pays qui ne pratique à un degré plus ou moins grand la consommation du whisky ; la cornemuse des Highlands connaît de par le monde des dizaines de milliers d'adeptes alors que les tartans des clans du Nord sont devenus le « tissu » écossais qui drape les dames ou qui protège les sièges des voitures. Ce débordement culturel est la résultante de deux facteurs : la reconnaissance de la qualité de base de ces expressions traditionnelles qui leur a permis de traverser le temps et, d'autre part, la mobilité alliée à l'opiniâtreté des Ecossais qui, au long des fastes et des revers de l'Histoire, ont gardé ces traditions et les ont répandues sur tous les continents".

Dans l'imaginaire collectif, le pouvoir évocateur des îles du bout du monde demeure toujours aussi fort en ce début de IIIe millénaire, au cours duquel la domination de l'Homme sur la Nature va sans doute aller en s'accélérant. Est-ce parce que de temps en temps, pour retrouver sa véritable dimension, l'être humain a besoin d'affronter au corps à corps les forces telluriques, si palpables au large de l'Ecosse? C'est après avoir découvert les colonnes de basalte de l'île de Staffa, au large de Mull, et notamment l'impressionnante « grotte de Fingal », que Felix Mendelssohn composa le thème de son « Ouverture des Hébrides », début de sa célèbre « Symphonie écossaise » (1842) . Est-ce parce que malgré tous les progrès techniques, la quête du bonheur originel demeure enfoui au plus profond de nous ? Puisque les îles sont des terres de poésie, le mot de la fin sera pour Sorley Mac Lean, une des grandes voix gaéliques du XXe siècle. Le poème suivant se trouve dans un recueil daté de 1943 et s'intitule « Rivages ». Utopie moderne ? Rêve impossible ? Regrets éternels ? Peut-être tout à la fois. Et certainement, un hommage vibrant à l'Amour et aux paysages grandioses des îles Hébrides.

Si nous étions à Talisker sur le rivage
Devant la blanche écume de cette vaste bouche
Ouverte entre deux mâchoires plus dures que le silex
Le Promontoire des Pierres, la Pointe Rouge
Je resterais auprès des vagues à jamais
De leurs liquides sépultures recréant l'amour
Tant que la mer ne cesserait de parcourir
La baie de Talisker, à jamais.
Je resterais debout devant le flux
Attendre que Preshal penche le col de sa monture.

Et si tous deux nous nous trouvions ensemble
Sur les rivages de Calgary à Mull
Entre l'Ecosse et l'île de Tirée
A la rencontre de ce monde et de l'éternité
J'y resterais jusqu'à la fin des temps
Comptant les sables grain à grain.
A Uist aussi, sur le rivage de Homhsta
Face au regard farouche de la solitude
Je resterais debout, refusant le sommeil
Jusqu'à l'ultime souffle du reflux.

Et si j'étais sur le rivage de Moidart
Avec toi, aube de mon désir
J'y offrirais cette synthèse de l'amour
Grain et eau, sable et vague.
Et si nous étions près des brisants de Staffin
Où la mer immense et morose tousse
Et crache du roc et des galets
Je construirais une muraille
Face au cri barbare de l'éternité.

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