|
Martinique nous vivons un moment authentiquement tragique
André Lucrèce
| « N'es-tu pas réveillé par ces outrages, père ? »
Eschyle |
Nous
vivons la réalité d’un irascible
dérèglement qui relève de la tragédie, non
pas une tragédie qui aurait, pour chacun de ceux qui en sont
victimes, un caractère personnel mais une tragédie
collective dont manifestement on a peu conscience.
Bien
sûr, à la suite des actes de violence qui sont quasi
quotidiens, les voix endeuillées, les cris de révolte et
les marques compatissantes se font entendre et envahissent
l’espace public, mais ces moments sont trop faits de passion et
trop empreints d’émotion pour qu’ils soient des
moments de jugement.
La tragédie naît d’abord de la confrontation des valeurs
Or,
il faut convenir des vérités ardues qui
m’apparaissent, depuis quelques années, clairement
discernables : nous connaissons désormais la face
étrange de la tragédie dont le principe premier est le
conflit des valeurs.
Ce conflit des valeurs s’exprime au
quotidien, dans le surgissement prolifique des violences qui
créent à juste titre tant d’émotion, dans
cette agressivité — souvent inexplicable —
visible dans l’espace public, sur nos plages ouvertes à
des niveaux sonores extravagants qui hurlent en rapport de forces pour
éloigner de paisibles familles, et même sur la mer
où les règles les plus élémentaires ne sont
pas respectées, sans parler des routes où les plus
outranciers font la loi au détriment de ceux qui se conforment
à celle qui est prescrite, voire — chose
inouïe — dans les lieux de culte comme les
églises qui sont parfois sauvagement pillées.
D’autres
espaces sont, de ce point de vue, significatifs : dans la famille,
les conflits entre parents et ceux entre parents et enfants se
multiplient, surtout quand certaines familles se constituent de
manière précoce, sans ressources avérées et
sans capacité de socialiser les enfants, l’école
qui est désormais le lieu de bagarres qui parfois se terminent
en affrontements sanglants quand ce ne sont pas des parents qui
viennent participer aux règlements de compte, les cités
où des jeunes vivent une oisiveté scarifiée
d’ennui et de ressentiment, les transports qui voient
débarquer des jeunes prêts à en découdre,
refusant de payer, s’attaquant au chauffeur ou au capitaine
— quand il s’agit des vedettes en mer —, au
personnel, aux voyageurs, obligeant les chauffeurs à exercer
leur droit de retrait et, en mer, les responsables à renoncer
aux voyages du soir et du dimanche, les stations-services où ils
se regroupent les vendredi et samedi soir dans une atmosphère
où l’absorption d’alcool marque le temps initial
dans le bruit pétaradant des motos et autres mobylettes,
prémisses d’une longue nuit faite d’excitation et de
tension où la férocité routière va se muer
en fascination pour la mort, la prison construite il n’y a pas si
longtemps et qui déjà déborde, où les
jeunes sont de plus en plus nombreux et où les violences
internes prolifèrent.
Et pourtant, curieusement ces
éléments les plus médiatiquement visibles et
souvent dénoncés, s’ils sont graves, ne sont pas
à long terme les plus inquiétants, au sens où ils
ne sont que la partie émergée d’une situation qui
concourt à la défaite des valeurs de civilisation et de
pacification de la société. Ce qui me paraît la
chose la plus inquiétante, c’est la façon dont, de
manière globale, l’intériorisation des normes
recule pour laisser place à des intérêts primaires
qui se traduisent dans toutes les classes sociales en
égoïsmes, en incivilités et en délits.
Nous
croyons, du moins une certaine opinion croit, que la production
économique est synonyme de développement humain.
Restreindre le monde à la marchandise, canoniser sa production
et sa consommation est un abus paradoxal qui nous renvoie à une
autre croyance : celle qui consiste à être
persuadé qu’il suffit de gaver un peuple en objets et en
viande pour qu’il soit heureux et apaisé.
Or au
contraire, malgré un niveau de vie relativement
élevé par rapport à d’autres pays de la
Caraïbe, jamais la vie sociale n’a atteint un tel
degré de tension, ce que nous avions conceptualisé dans
nos écrits en « société
énervée », et pourtant on continue de se
torturer moralement dans les rapports à autrui, payant chaque
jour davantage le prix de cette vie convulsionnaire qui mène
inéluctablement à l’usure.
Le résultat de tout cela est une certaine décomposition de la vie sociale qui se caractérise par :
- Une
société démaillée où les structures
sociales de type famille, famille élargie, communauté de
type lakou, qui constituaient — avec l’aide du
voisinage — les mailles éducatives propres à
solidifier le tissu social, sont souvent décimées ou
vulnérables.
- Une
société de plus en plus incivile, élément
qui me parait extrêmement important et que l’on
sous-estime, alors que c’est sur ce terreau que croissent et se
nourrissent les velléités délinquantes et
marginales qui souvent mènent aux actes les plus graves.
- La
dilution de la violence au profit de bandes et d’individus qui
n’hésitent pas à en faire usage, y compris pour des
causes dérisoires, évolution contraire au monopole
étatique de la violence qui est, en son principe, encadré
dans une civilisation digne de ce nom.
Les signes de l’involution sociétale vers un tragique de plus en plus tragique
Sommes-nous
assez naïfs au point de croire qu’une société
sans violence puisse exister ? D’abord nous n’en
connaissons pas dans l’histoire, et ensuite rapportons-nous aux
propos lucides de Nietzsche dans Généalogie de la morale :
« Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien
encore — c’est une dure vérité, mais une
vieille, puissante, capitale vérité humaine ».
Le plus étonnant est que, dans la relation humaine, si
l’amour a une place indiscutable, le passage de l’un
à l’autre est souvent plus fréquent, voire la
simultanéité des contraires plus présente
qu’on ne le croit.
Qu’est-ce qui
m’amène à penser que nous allons à encore
plus de tragique et que nous entendrons maintes fois encore la
symphonie de l’effroi ?
D’abord,
le fait objectif de la banalisation des violences interpersonnelles,
intrafamiliales, intraconjugales. Tous ces actes, qui souvent
relèvent de la cruauté et qui se donnent pour leurs
auteurs comme une délivrance mettant fin à une
saturation, un trop-plein trop longtemps contenu en soi, montrent sans
doute à quel point notre société n’a pas su
digérer ce qui nous vient de loin. Mais ces actes
révèlent, aussi et surtout, que cette modernité
brutalement survenue, par son exaltation de la liberté offerte
au sujet, favorise les pulsions agressives qui ne sont pas sans
rappeler la guerre de tous contre tous, une sorte de lutte à
mort, à la différence qu’une telle lutte survient
à l’occasion de motifs le plus souvent dérisoires.
Certains cherchent même à travers cette violence un
prestige rudimentaire, ce qui dévoile leur propre
détresse qui s’exprime dans cette rage ardente.
La
réponse de la société, à travers ce
qu’elle compte d’autorités, de décideurs, de
capacités intellectuelles, est notoirement insuffisante,
d’autant que cette réponse n’est pas conçue
en synergie.
La deuxième raison
est qu’alors que nous avions très tôt
— dès la fin des années 1980, avec
avertissement réitéré en début 1990
(notamment dans France-Antilles par un article cosigné A.
Lucrèce et L-F. Ozier-Lafontaine) —, indiqué
la proportion morbide que prenait le phénomène de la
drogue, non seulement les autorités n’ont pas pris la
mesure du phénomène, mais en plus certaines voix
indiquaient une exagération de notre part !
Aujourd’hui,
tant du point de vue de la vente, de la consommation et des pathologies
survenues en conséquence, le phénomène de la
drogue est devenu structurel, incrusté dans notre
société avec des incidences d’une gravité
insoupçonnée.
Il y a d’abord cette
jeunesse qui paie un lourd tribut, il y a en outre toutes ces vies
parentales assombries, ces existences usées de ceux qui voient
leurs enfants s’éteindre à petit feu sous
l’effet consumant de produits divers, assistant à cet
émiettement absurde vers le néant, il y a cette quasi
absence des enfants atteints qui se réveillent en révolte
et en colère contre des mères (surtout les mères)
et des pères de famille qui ne savent plus quoi faire et qui
parfois se terrent dans leur propre maison.
Il y a aussi
l’hôpital de Colson qui voit arriver, jour après
jour, depuis ces dix dernières années, ces jeunes
victimes de consommation de toxiques divers, garçons en
majorité mais aussi de plus en plus de filles, souffrant de
troubles psychotiques, déscolarisés, parfois
désocialisés, n’ayant souvent jamais
été soignés, cannabis pour les moins
âgés, crack pour les plus âgés, passage par
la mangrove pour certains. La demande de soins est de plus en plus
importante, avec une forte croissance en pédopsychiatrie, et en
dépit de la multiplication des places, la quête de soins
en aval est toujours aussi forte. Telle est la réalité
aujourd’hui.
La troisième raison
est que notre organisation sociale, en dépit de son vernis
moderniste, est déliquescente. Ceci, dans un pays dont la
caractéristique est d’être micro-insulaire, a des
effets que l’on ne rencontre pas dans de grands espaces. Un
rappel. Nous avons supporté la violence de
l’histoire : extermination partielle, puis expulsion des
Amérindiens, traite négrière et esclavage,
exploitation des nègres et des hindous dans la période
coloniale, celle de « l’or blanc »
— le sucre —, nous avons, malgré les
traumatismes, su dépasser ces traits de douleur et la
présence de la peur.
« Nous qui avons franchi ces âges à goût de sang, A goût de décombres fumants, de cendre morte », écrit Pablo Neruda,
mais le vers suivant du poète chilien ne nous concerne plus :
« et qui n’avons pas pour autant perdu la vue ».
Il
ne nous concerne plus, car nous n’avons pas su tirer enseignement
de nos souffrances et de nos victoires sur la peur et nous avons perdu
la vue.
Les différents domaines de la
société nous le montrent : familles en
déliquescence de plus en nombreuses, vies conjugales
marquées par un taux de divortialité et de
séparation important, chômage reparti à la hausse,
jeunesse en errance, forte présence de la drogue, existence de
poches de pauvreté, rapports sociaux exécrables,
émiettement syndical, vie politique trop souvent réduite
à des options claniques et au commerce populaire de la
flatterie, vie intellectuelle en net recul, réduite à sa
plus simple expression. Le résultat de tout cela est que notre
société, loin d’une destination supérieure
— je ne parle pas ici de tourisme, mais de
destin — est défectueuse et médiocre. Elle
incite bon nombre de ceux qui ont éprouvé ou compris
cela au retrait et à des formes civiles de protection.
Plus
grave, elle décourage l’engagement et l’implication,
ce qui constitue une perte vitale considérable.
Exigence et urgence
Une
organisation sociale, qui montre à ce point de telles
dysfonctions, contribue au sentiment de désordre
généralisé de la société, dans la
mesure où elle se montre incapable de conjurer cette tension qui
infiltre le corps social et le sentiment de dérèglement
qui l’affecte.
Or, le tragique s’installe quand la
volonté de changer les choses est menacée par
l’incrustation d’une anticulture incivile,
délinquante et destructrice. On peut donc s’interroger sur
le devenir d’une société qui a besoin du
surgissement de l’intempestif tragique pour prendre conscience de
sa propre déliquescence.
Doit-on vivre ce moment tragique
comme la reconnaissance d’une impasse ? Ou, au contraire,
doit-on acquiescer au tragique comme nouvelle épreuve qui nous
est soumise sous la forme d’un tragique salutaire
déjà chèrement payé, autrement dit comme
défi impliquant le dépassement de
nous-mêmes ?
L’exigence absolue, si
l’on veut faire évoluer cette société
fermentée en son désordre, est que le vouloir rejoigne la
plasticité de nos potentiels afin de contrer cette anticulture
destructrice des valeurs qui contribuent à la paix sociale.
L’urgence,
car nous n’avons pas le droit de nous compromettre avec le temps,
est de prendre au plus tôt des sentiers qui bifurquent afin de
quitter ce boulevard lugubre dans lequel nous sommes déjà
bien engagés.
André Lucrèce sociologue, écrivain
|