Le texte qui suit
a été publié dans
Le Monde des Livres (vendredi 20 mai 2011).

 

Je fais partie de ces écrivains de nuit pour lesquels une des questions fondamentales demeure l'interrogation face au Mal. Mon unique parade a toujours été d'opposer au Mal la beauté, toutes les beautés, dont celle des mots. La catastrophe du 12 janvier en Haïti m'a renvoyée plus que jamais à leur précarité et à leur force.
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Yanick Lahens, « L'exil, entre l'ancrage et la fuite : l'écrivain haïtien », Port-au-Prince, 1990
Yanick Lahens, « Dans la maison du père », Paris, 2005
Yanick Lahens, « La couleur de l'aube », Paris, 2008
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Haïti n'est ni un cauchemar
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12 JANVIER 2010
TREMBLEMENT DE TERRE EN HAÏTI

Yanick Lahens
La tentation du catastrophisme


Née sur la route des cyclones, j'ai eu très tôt cette vive conscience des dangereuses extravagances du monde. Débordements prévisibles auxquels, malgré leur cortège de malheurs, nous nous étions accommodés jusqu'à oublier que nous vivions aussi sur le tracé des séismes. Séismes dont le métabolisme est bien plus lointain, bien plus lent, terriblement silencieux et surtout imprévisible. Mais puisque rien ne semblait bouger au-dessous de nous, nous avions choisi le déni. Cette propension au déni n'est hélas pas seulement haïtienne. A l'échelle de la planète nous avons oublié que la Terre vit. Qu'elle a un âge, qu'elle passe par des cycles. Nous avons perdu ses repères. Nous avons perdu la mesure de l'espèce.

Mais nous ne sommes pas plus attentifs aux événements qui tissent la trame de notre vie politique, économique ou sociale et qui se déroulent en surface, là, sous nos yeux : paupérisation, chômage, guerres, que nous ne le sommes pour ce qui se passe à des kilomètres sous nos pieds. Et c'est paradoxalement la vitesse, et non la lenteur, des phénomènes en surface qui nous amène à la même dérobade, donc au même déni. Comme si nous étions presque contraints de nous défaire de toutes ces mauvaises nouvelles pour éviter les cumuls, les embarras qui nous empêcheraient de faire face aux préoccupations d'une unique journée de notre unique vie.

Alors nous n'ouvrons une parenthèse de conscience que le temps d'une de ces catastrophes, pour la refermer aussitôt, taraudés par une sourde angoisse, habités par une peur lancinante qui broie notre temps et notre espace. Serions-nous piégés dans un monde qui avance sans boussole et irrémédiablement vers sa fin ?

Le formatage actuel de l'information, loin de nous éclairer sur ce qui nous arrive, féconde la peur à souhait. En effet, à poursuivre la recherche d'une visibilité, d'une lisibilité immédiate du réel, l'information finit par occulter le réel, par nier la nécessaire opacité de ce réel, qui ne s'accommode que d'une indispensable lenteur pour se laisser saisir. Le voyeurisme et le rythme de l'information sont un éblouissement qui féconde cet effroi que nous enfouissons sous le postulat si consensuel aujourd'hui d'une jouissance immédiate, dérivative. Parce que le trop-plein est fait de trous et la vitesse ponctuée d'oublis qui ne permettent pas de prendre une mesure lucide du monde et de soi. Or sans l'aune du temps long de l'histoire, sans l'extrême conscience des choses du monde et de leur interdépendance, sans un savoir et des choix scientifiques adéquats, il s'avère difficile de repenser véritablement les stratégies de gouvernance locale et internationale. Pouvons-nous encore les repenser, non pas pour une politique du catastrophisme mais pour une autre politique, qui placerait les catastrophes au centre de ses préoccupations en tenant compte du fait qu'elles enfoncent des millions d'êtres humains dans la pauvreté et rendent la Terre tous les jours moins habitable et chacun de nous plus vulnérable ? Permettez-moi ici d'en douter.

Comment s'étonner alors que surgissent ces questions qui nous laminent sourdement, creusent les angoisses d'aujourd'hui — qu'est-ce qui nous arrive et n'arrête pas de nous arriver ? — et font remonter toutes les mythologies de fin du monde qui depuis toujours, dans toutes les civilisations, tentent de donner un sens transcendantal à la finitude humaine ?

(…)

Je fais partie de ces écrivains de nuit pour lesquels une des questions fondamentales demeure l'interrogation face au Mal. Mon unique parade a toujours été d'opposer au Mal la beauté, toutes les beautés, dont celle des mots. La catastrophe du 12 janvier en Haïti m'a renvoyée plus que jamais à leur précarité et à leur force. Elle m'a aussi renvoyée à cette faille originelle, cette fêlure indélébile avec laquelle il s'agit de réapprendre de la vie son « increvable murmure … sans illusions et sans renoncements », à l'instar du peuple haïtien qui face au malheur déploie ce savoir-là, qui n'a rien à voir avec la résilience. Fêlure que chaque écrivain porte à sa façon en se disant ou les mots ou la mort. Si j'ai quelquefois tenté de regarder le malheur sans ciller et de le dire debout et juste, c'est un parti pris esthétique qui chez moi va au-delà d'un catastrophisme d'actualité.


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