Les
morts commandent / Vicente Blasco Ibañez ; trad. de
l'espagnol par Berthe Delaunay. - Paris : Ernest Flammarion, 1922.
- 281 p. ; 18 cm.
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Pour George Sand, « l'absence de vie intellectuelle
(…) donne au Majorquin plus de ressemblance avec l'Africain
qu'avec l'Européen » 1 ;
mais à croire Blasco Ibañez, les Majorquins voyaient
l'Afrique commencer plus au sud, à Ibiza, île ensauvagée où les habitants, descendants de rudes pirates se
divertissaient de « mouvements frénétiques comme
dans les danses guerrières des tribus africaines » 2.D'une île à l'autre, Jaime Febrer ultime rejeton
d'une haute lignée majorquine va se heurter à des
forces qui contrarient le cours qu'il tente de donner à sa
vie. À Majorque d'abord, il doit renoncer au mariage qui le
sauverait de la ruine faute d'oser affronter le préjugé
tenace qui frappe les chuetas
— juifs convertis, de longue date pourtant, au catholicisme.
Et la fuite à Ibiza, où il pense trouver un Eden sauvage et hors du
temps, se révèle tout aussi décevante. Ici comme
ailleurs, semble-t-il, les morts commandent :
« en aucun lieu les vivants n'étaient seuls. Partout
ils étaient entourés par les morts, qui infiniment plus
nombreux, avec toute l'autorité du passé, pesaient
lourdement sur toute leur existence » 3.L'insularité peut exacerber cette emprise du passé,
et certains romanciers en usent pour tendre le
ressort romanesque d'une intrigue universelle. L'abus de
stéréotypes et d'un exotisme de convenance ruine
souvent le propos. Blasco Ibañez aux Baléares n'est trop souvent
guère plus convaincant que Mérimée en Corse.Pour
Adrien Le Bihan, lecteur avisé de Joyce et familier des
îles Baléares, l'écrivain irlandais aurait lu le
roman de Blasco Ibañez : « sur [les carnets de
Joyce], on cherchera en vain Les morts commandent. Je n'en suis pas moins convaincu qu'il lut ce livre avant de boucler la première partie d'Ulysse. La traduction anglaise, The Dead Command, ayant paru en 1919, la française en 1922, l'italienne, I morti commandano, en 1923, il a du lire Los muertos mandan en espagnol » 4. 1. | « Un hiver à Majorque », Paris : H. Souverain, 1842 | 2. | « Les morts commandent », pp. 148-149 | 3. | ibid., p. 99 | 4. | Adrien Le Bihan, « Je naviguerai vers l'autel de Joyce », Espelette : Cherche-bruit, 2010 |
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EXTRAITS |
Majorque
Valls raillait la hiérarchie à laquelle
s'étaient pliées, pendant des siècles, les
diverses castes de l'île, hiérarchie dont certains
degrés restaient encore intacts. Au sommet les orgueilleux butifarras ; au-dessous les gentilshommes ; après eux les mossons, c'est-à-dire
les gens exerçant des professions libérales ; puis
les marchands et les ouvriers ; puis encore, les paysans,
cultivateurs du sol. Venaient ensuite, par ordre de
considération, après les Majorquins, nobles ou
plébéiens, les porcs, les chiens, les ânes, les
chats, les rats … et enfin, plus bas que tous ces animaux,
l'odieux habitant de la Calle, le chueta, paria de l'île.
Peu importait que celui-ci fût riche, comme le frère
du capitaine, ou intelligent comme tant d'autres. Nombre de chuetas,
fonctionnaires dans la Péninsule, militaires, magistrats,
financiers, constataient, dès leur retour à Majorque, que
le dernier des mendiants les dédaignait, et, pour peu qu'il
crût avoir à s'en plaindre, éclatait en injures
contre eux et leur famille. L'isolement de ce petit morceau de
l'Espagne, entouré par la mer, maintenait intacte l'âme
des siècles passés.
☐ pp. 59-60 | Ibiza
Dans l'île, il n'y avait pas de voleurs. Les maisons
isolées en pleine campagne restaient souvent désertes, la
clef sur la porte, tandis que les propriétaires étaient
absents. Les hommes ne s'entre-tuaient jamais pour des questions
d'intérêt. La jouissance du sol était bien
répartie ; en outre, la douceur du climat et la
frugalité des habitants rendaient ceux-ci généreux
et peu attachés aux biens matériels. L'amour, l'amour
seul amenait des rixes, mettait des éclairs de haine dans les
regards et faisait sortir les couteaux de leurs gaines.
Pour une atlòta aux yeux noirs et aux mains brunes, ils se
cherchaient, se provoquaient à la faveur des
ténèbres avec des hennissements de défi. Ils
ululaient de loin, avant d'en venir aux mains. L'arme moderne qui ne
lance qu'un projectile leur semblait insuffisante et, par-dessus la
cartouche, ils ajoutaient une poignée de poudre et une autre de
balles, bourrant le tout fortement. Si l'escopette n'éclatait
pas dans les mains de l'agresseur, l'ennemi était
infailliblement réduit en miettes.
☐ p. 121 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE
- « Los muertos mandan », Valencia : F. Sempere, 1909
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mise-à-jour : 16 février 2011 |

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