Dublinesca
/ Enrique Vila-Matas ; traduit de l'espagnol par André
Gabastou. - Paris : Christian Bougois, 2010. - 340 p. ;
20 cm. ISBN 978-2-267-02083-0
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Où mieux qu'à Dublin tenter de vérifier
l'hypothèse de l'inéluctable déclin de
la littérature européenne ? Après que Joyce
ait embrasé toutes les ressources du
genre puis que Beckett ait amorcé le repli
décisif vers le silence, l'acte de décès doit
être prononcé — « chant funèbre en
l'honneur de cette vénérable vieille putain qu'est la
littérature » ?
Samuel Riba, éditeur catalan vieillissant qu'un
prestigieux et exigeant catalogue n'a pas protégé de la
faillite, fait face au désenchantement sans savoir s'il doit
incriminer les aléas de son propre parcours
— échec professionnel, effet de
l'âge —, ou l'irrésistible jeu des forces qui
meuvent le monde autour de lui. Simple dépression ou crise de
civilisation ? La perspective brouille les repères en
mêlant les signaux qui pourraient aider à trancher,
à savoir si l'atmosphère est celle d'une fin de piste ou de la fin du monde. Dans l'incertitude, le saut — et qu'importe qu'on le dise anglais ou irlandais — semble en mesure d'ouvrir une issue ; un saut agile et inattendu, à l'image du saut de Guido Cavalcanti que rapporte Boccace dans une nouvelle du Décaméron, saut qui vaut promesse de tomber de l'autre côté.
Mais à Dublin — et le 16 juin, Bloomsday —,
les fantômes du passé sont aussi présents et
pressants qu'à Barcelone : ceux du passé
étriqué de Samuel Riba, ceux plus vigoureux et
flamboyants d'un temps où Joyce et Beckett, Yeats, Brendan Behan
animaient la scène ; un temps où New York
n'était encore qu'un faubourg de l'Europe, où le livre
numérique n'était pas même un rêve de savant
fou …
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EXTRAIT |
Il sait que, s'il va à Dublin, il se sentira de nouveau,
comme jadis en France, un étranger. Merveilleuse sensation
d'être d'ailleurs. À Dublin, il sera un étranger
comme l'était Bloom et, au passage, il se promènera de
nouveau dans un lieu où il ne sera pas à l'aise
jusqu'à en être saturé. « L'importance
de l'ailleurs », ainsi s'intitule un poème de
Philip Larkin qui parle de l'Irlande et qui lui a longtemps beaucoup
plu. Il s'en souvient très bien. Le poète anglais y dit
qu'en Angleterre, son pays, on ne lui permet pas de se sentir
étranger. Il ajoute que ce n'est que lorsqu'il est seul en
Irlande, qui n'est pas sa terre, qu'il entrevoit la possibilité
d'être un étranger : « Le salubre rejet de
la manière de parler, insistant tant sur la différence,
était pour moi accueillant : après cette
constatation, nous arrivions à communiquer. » Larkin
parle du vent dans les rues qui filent vers les collines. Et de la
douce odeur archaïque des quais irlandais. Des cris des vendeurs
de harengs au loin qui le faisaient se sentir différent mais ne
le niaient pas. « Rien de tel en Angleterre, terre de mes
coutumes et de mes institutions qu'il serait beaucoup plus grave de
rejeter. Il n'y a pas cet autre lieu qui absorbe mon
existence. »
☐ p. 83 |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « Dublinesca », Barcelona : Seix Barral, 2010
| - James Joyce, « Ulysse », Paris : Gallimard, 2004
- James Joyce, « Lettres à Nora », Paris : Payot & Rivages (Petite bibliothèque, 741), 2012
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mise-à-jour : 22 mai 2012 |

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