Jean Ehrard

Lumières et esclavage : l'esclavage colonial et l'opinion publique en France au XVIIIe siècle

André Versaille

Bruxelles, 2008
bibliothèque insulaire
   
parutions 2008
Lumières et esclavage : l'Esclavage colonial et l'opinion publique en France au XVIIIe siècle / Jean Ehrard. - Bruxelles : André Versaille, 2008. - 238 p. : ill. ; 24 cm.
ISBN 978-2-87495-006-3
On raisonne comme si les principes généreux de la raison philosophiques avaient été donnés au siècle dès son début au lieu d'être le résultat d'une laborieuse et difficile conquête ; comme si les Lumières étaient un état, non un mouvement ; comme si leurs promoteurs n'avaient pas eu à soulever et réinventer le monde pour inventer les droits de l'homme.

p. 16

L'opinion générale a longtemps tenu l'abolition de l'esclavage pour une heureuse conséquence du combat mené à Paris par les philosophes des Lumières en faveur des droits de l'homme. Plusieurs constats ont contribué à mettre en cause cette conviction : le délai qui s'est écoulé entre l'adoption de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789) et la pérennisation de l'abolition de l'esclavage (1849 en France), la prise en considération des luttes menées par les premiers concernés (en Guadeloupe notamment et, surtout, en Haïti), enfin l'analyse des motivations parfois plus intéressées que morales qui auraient contribué à emporter la décision (sans parler d'accusations de cynisme ou d'hypocrisie formulées sans preuves incontestables à l'encontre de Voltaire, Diderot ou Montesquieu entre autres).

Universitaire, ancien président de la Société française d'étude du XVIIIe siècle et grand connaisseur de Montesquieu, Jean Ehrard entreprend ici de « réagir à ce révisionnisme multiforme : non dans une naïve intention apologétique, mais avec l'ambition de comprendre une réalité historique assurément complexe, d'analyser les réalités idéologiques et mentales du XVIIIe siècle, hors toute simplification réductrice, dans leur élan réformateur comme dans leurs hésitations, leurs nuances ou leurs contradictions ».

Si l'auteur affiche clairement sa conviction, la méthode est celle de l'historien — ce qui confère tout son intérêt à un ouvrage riche d'une solide et profuse documentation. Ainsi, le chapitre consacré à l'apparition des noirs dans la fiction romanesque européenne donne une mesure, sans doute approximative, de la perception de la question raciale dans la frange la plus éclairée de l'opinion de l'époque : « En même temps qu'il reste un objet de curiosité documentaire, le Noir entre en littérature. Peu importe qu'il inspire alors crainte ou pitié, répulsion ou sympathie, horreur ou admiration : l'essentiel est de constater que bien avant de recouvrer officiellement sa pleine dignité d'homme, il accède à la dignité littéraire » (p. 79).

Avec une constante rigueur Jean Ehrard met en évidence l'énergie déployée par les promoteurs de l'abolition et rend sensible les difficultés rencontrées, non seulement pour contrer des intérêts économiques et politiques puissants, mais aussi pour contourner des conservatismes à peine conscients et convertir l'imaginaire d'une société figée : la ligne de front ne traversait pas seulement la société dans son ensemble, mais également l'esprit de chacun, y compris des plus engagés — les élans du cœur et de la raison s'y heurtaient aux obscurités de la connaissance, aux enjeux de pouvoir et aux intérêts économiques les plus égoïstes.

La conclusion de l'auteur est nuancée : « À défaut de résoudre un problème difficile, le XVIIIe siècle a eu le mérite de le poser, enfin, et de le mûrir ; il n'a pas libéré les esclaves, mais à leur sujet il a libéré la pensée. En ce sens, et là comme ailleurs, les Lumières ont bien été libératrices » (p. 214).
EXTRAIT [Louis de Jaucourt] est le premier [des rédacteurs de l'Encyclopédie] à franchir les pas de l'antiesclavagisme à l'abolitionnisme : son article « Traite des nègres » résume avec véhémence toutes les raisons de refuser « un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et tous les droits de la nature humaine ». Jaucourt ajoute : « Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale, il n'y a point de crime, quelque atroce qu'il soit, qu'on ne puisse légitimer ». En vain allègue-t-on que les négociants européens ont payé leur marchandise humaine : la liberté humaine étant inaliénable, « la vente qui en a été faite est nulle en elle-même ». Quant à l'argument économique selon lequel la suppression de l'esclavage ruinerait les colonies, le moraliste n'en a cure : « Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites que de faire tant de malheureux ! » Mais le politique qu'est aussi Jaucourt prend-il vraiment le risque au sérieux ? À son avis le commerce subirait tout au plus une gêne passagère, et l'on verrait bientôt se manifester au grand jour les avantages démographiques et économiques de la liberté : « C'est la liberté, c'est l'industrie (l'esprit d'entreprise) qui sont les sources réelles de l'abondance ».

Propos toniques, mais finalement désabusés, car Jaucourt ne s'illusionne pas sur ses chances d'être entendu. Il est remarquable que le seul texte de l'Encyclopédie ouvertement abolitionniste se termine sur une note pessimiste : « Les âmes sensibles et généreuses applaudiront sans doute à ces raisons en faveur de l'humanité ; mais l'avarice et la cupidité qui dominent la terre ne voudront jamais les entendre ». Bien sûr, le jamais était de trop. Mais en 1765 le temps n'était pas encore venu. Le rôle historique des encyclopédistes est d'avoir préparé cet avènement, d'avoir été, dans leurs hésitations, leur embarras, leurs contradictions, les acteurs et les interprètes  d'une prise de conscience autrement plus ferme que les modestes scrupules religieux sur lesquels le siècle s'était ouvert.

Ch. VII — Avec l' Encyclopédie : le pour et le contre, pp. 180-181
APPROCHE BIBLIOGRAPHIQUE
complément et contrepoint sur le thème de l'esclavage
Les titres suivis d'un * figurent dans la bibliographie de Jean Ehrard (dans une édition qui peut être différente de celle présentée ici).

mise-à-jour : 8 février 2009

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