Dany Laferrière
et
Frankétienne possèdent chacun une
manière d’écrire qui semble les
opposer. Pourtant, il n’y a pas qu’Haïti
qui nourrit leur complicité. |
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“ Le nègre, en
créole, c'est l'être
humain ”
Le Temps : En
janvier 2010, la terre tremblait en Haïti.
Aujourd’hui,
c’est le Japon qui fait face à une catastrophe
majeure …
Frankétienne :
Devant cet événement, un Haïtien pense
à ce
qui est arrivé il y a un an. Je me souviens de cette
prémonition que j’ai eue le 15 novembre
2009,
à l’aube. Une voix m’a dit :
Frankétienne, voilà dix ans que vous
n’avez pas
écrit de pièce de théâtre.
Ecrivez-en une
qui parle de l’écologie mondiale. Votre pays va
être
durement frappé et ensuite le monde entier. Je me suis
réveillé en sueur. Le jour même,
j’ai
écrit la pièce Melovivi - Le
Piège
en créole. C’est ce piège qui nous
enserre
maintenant. Notre petite terre a parfois la diarrhée, parce
que
nous les humains, dans notre course effrénée,
nous
l’avons fragilisée.
Dany
Laferrière :
Grâce aux nombreuses caméras de
sécurité, au
Japon, on a vu à quoi ressemble la panique pure. Devant ces
images, j’ai vu le pendant de ce que j’avais
vécu en
Haïti, sans pouvoir le saisir. Et puis il y a eu le
déferlement du tsunami. Au Japon, les constructions ont
mieux
résisté, mais le prix de la technologie,
c’est la
menace nucléaire, que nous n’avons
évidemment
pas !
Le Temps : Frankétienne, Dany
Laferrière, que pensez-vous l’un de
l’autre ?
Frankétienne :
Je pourrais presque être son père mais disons
plutôt
que je suis son aîné. Il y a des connivences
mystérieuses qui nous relient. Dans Miraculeuse, un
livre où je me livre vraiment, j’ai dit cette
fraternité entre nous. Haïti a beaucoup
d’écrivains, mais Dany a construit une
œuvre qui
tient. C’est ma réponse à ceux qui sont
jaloux de
sa rapide célébrité. Dany est
possédé de manière passionnelle par la
littérature. Moi, je suis un génial
mégalomane, le
plus grand écrivain de tous les temps ! (Rires.)
Dany
Laferrière :
C’est étonnant, cette complicité, car
nous sommes
très différents. Il a, dès le
début,
compris quelque chose de mon ironie. Frankétienne est devenu
un
personnage de mes livres, il est dans L’Enigme du
retour, dans Tout bouge autour de moi.
Il a élaboré un personnage en
cohérence entre sa
vie personnelle et son œuvre. Il crée un espace
culturel
dans le monde haïtien. Il est artiste tout le temps, cette
énergie qui l’habite ne le quitte jamais. Elle
déborde sur le milieu haïtien, avec ses
écrits, ses
tableaux. Ultravocal est
une œuvre fondatrice. Il est capable d’expliquer sa
vision à un enfant de 4 ans.
Le Temps : Vos
écritures, vos styles sont très
différents. Vous,
par exemple, Frankétienne, vous avez
créé une
forme littéraire, la spirale …
Frankétienne :
L’Enigme du retour est
une spirale ! Les fragments n’y sont
qu’apparents. Il
y a des rapports discrets que le lecteur intelligent peut nouer entre
eux. Le premier livre de Dany qui m’a happé,
c’est Cette grenade dans la main du
jeune nègre, est-elle une arme ou un fruit ?
J’ai aimé cette structure hachée, des
phrases comme des coups de poignard qui te transpercent.
Dany
Laferrière : Notre
écriture est apparemment complètement
différente,
mais la structure au fond est la même, avec ses mouvements
circulaires. Le sentiment de fragmentation vient plutôt du
lecteur qui n’a pas la vision d’ensemble,
d’un livre
à l’autre. Alors que l’œuvre,
elle, circule
dans un espace, un réseau.
Frankétienne :
Il
y a, entre nous, une petite différence, une
complémentarité : Dany est dans une
frivolité, une légèreté,
une grâce,
qui n’exclut pas le drame. Moi, je parais tout de suite un
écorché vif.
Dany
Laferrière : Je
voyage léger, sans maison. Lui, il construit une
énorme
maison. Il bâtit lourd mais il peut s’en
débarrasser
à la seconde même.
Le Temps : Voyageurs
légers, vous partagez un même espace,
Haïti.
Même si vous, Dany Laferrière, vivez à
Montréal ?
Dany
Laferrière : Le
lieu est incontournable. L’espace où on habite
n’est
pas forcément celui qui nous habite. On peut habiter en
Haïti, être très Haïtien,
ça ne fait pas
de vous un écrivain.
Frankétienne :
De
manière primordiale, physique et viscérale, oui,
il y a
un lieu. Il y a un enracinement qui progressivement produit une
efflorescence qui est l’essence même de
l’universalisme. C’est elle qui te permet de
retrouver les
autres. Toute œuvre qui se construit, comme la
nôtre, est
une œuvre nourrie d’un imaginaire toujours en
expansion. A
partir de ce moment-là, l’espace
éclate,
l’espace n’existe plus. Même le temps
n’existe
plus. Nous sommes du Ier siècle,
nous sommes du XXIIIe siècle,
et nous sommes ici en Suisse. Le temps n’existe plus.
C’est
la grande vertu de l’imaginaire …
D’ailleurs,
je crois que la crise que l’on vit est une crise
planétaire, qui traduit une panne de l’imaginaire.
Nos
dirigeants sont en panne …
Dany
Laferrière : … et
les peuples aussi ! Ils auraient dû exiger plus
d’exaltation. Ce qui me frappe d’ailleurs,
c’est que,
dans la vision occidentale, on dit qu’il faut
d’abord le
minimum vital, puis un peu de confort et qu’ensuite seulement
surgit à la surface des choses une sorte de crème
artistique qu’on vous donne par surcroît. En
Haïti,
c’est l’inverse. Littéralement. Il y a
cette lettre
d’un jeune garçon que je cite, dans L’Enigme du retour, qui
dit : « dites aux gens que quand ils nous
envoient du
riz, ils ajoutent une caisse de livres, car nous ne mangeons pas pour
vivre, nous mangeons pour lire ». C’est
vrai. Les gens
n’ont pas à manger, mais lisent ce
qu’ils trouvent,
font de la peinture, de la sculpture, de l’art. Or
quelqu’un capable de produire une œuvre
d’art est
dans le luxe total … sans manger !
D’ailleurs,
l’exemple parfait de gens qui sont dans le luxe total sans
manger, ce sont les mannequins de Los Angeles : elles ne
mangent
pas non plus ! (Rires
généralisés !)
Frankétienne :
Imaginez !
Quel paradoxe ! Quand des idiots, ou des médias
simplement
préoccupés de sensationnalisme
présentent un
Haïti pauvre, avec le sida, les tontons macoutes, les
kidnappings,
les cyclones, les inondations, la misère au quotidien,
voilà un pays qui se permet le luxe d’avoir toute
une
fournée de peintres ! Il doit y avoir en
Haïti plus de
10 000 plasticiens. Pour la littérature,
là
c’est encore pire. On parle de pays
analphabète … et puis, tous les
20-25 ans, une
fournée d’écrivains les plus divers
surgit. Si
quelqu’un se donnait la peine de chercher
l’indicateur qui
mesure la créativité, je crois
qu’Haïti non
seulement serait dans le top ten, mais peut-être
même parmi
les trois premiers !
Le Temps : Pourquoi cette
vitalité artistique en Haïti ?
Frankétienne :
Nous
avons connu l’horreur comme toutes les autres îles,
même si Haïti a été
à
l’extrême degré de la terreur
colonialiste. A partir
de l’indépendance, nous avons cru que toutes les
portes
allaient être ouvertes. 1804, c’était la
lumière, un exemple unique dans l’histoire de
l’humanité. Et qu’est-ce qu’on
a eu ? Des
ratages pendant deux siècles.
L’égoïsme
d’une petite minorité a reproduit le
système qui
avait été combattu. Toutes les portes sont
restées
closes malgré l’indépendance. Et quand
les portes
restent closes, qu’il n’y a ni fenêtres
ni
éclaircies. Eh bien, mes chers amis, quand un individu, un
être humain est dans cette situation-là, il y a
une porte
merveilleuse, prodigieuse, magique qui reste ouverte et que personne ne
peut fermer : c’est la porte de
l’imaginaire !!!
Dany
Laferrière : Il
faut ajouter qu’Haïti possède sa
mémoire. Dans
les Caraïbes, Cuba et Haïti, les deux pays qui ont
fait la
révolution, sont ceux qui ont revendiqué leurs
origines
africaines et qui les ont ajoutées à leurs
origines,
européennes, américaines. Tous les autres peuples
ont
gardé comme référence leur ancienne
métropole. Un Haïtien, lui, n’a pas de
chemin
obligé. Il possède sa mémoire. Quand
il prend un
avion, il peut aller n’importe où, il est libre.
Frankétienne :
Dany
met le doigt sur un sujet important. Haïti est le seul pays
où le
« nègre » a
résolu ses
problèmes avec le Blanc — je dis
ça entre
guillemets, il n’y a pas de connotation, ni de haine, ni
d’hostilité.
Dany
Laferrière : Il
n’y a pas de problème : on peut
même dire,
« ce Blanc est un bon
nègre ».
Frankétienne :
Le « nègre », en
créole,
c’est l’être humain. De plus, pour un
petit pays,
nous donnons déjà l’exemple du brassage
humain dans
le village global. Haïti, ce n’est pas
28 000 km2,
Haïti, c’est la planète !
Dany
Laferrière : Les
puissants, ceux qui construisent le monde, ont
oblitéré
l’histoire d’Haïti. Mais dans la
mémoire des
peuples, elle est demeurée présente, de
manière
orale. Chaque fois qu’il se passe quelque chose en
Haïti, il
y a toujours une vieille dame qui dit à son
petit-fils :
ah, ce pays, ils ont fait l’indépendance,
c’est
quand même important …
Frankétienne :
Pour
renforcer la pensée de Dany, je trouve qu’il y a
eu une
omission impardonnable de la part de Karl Marx. Il écrit Le Capital bien
après l’indépendance
haïtienne. Et il
n’y a pas un mot sur cet événement qui
a vraiment
mis en question le système de production de
l’époque. Il écrivait un livre sur
l’économie mondiale et nous, nous avions rompu
avec
l’esclavage et avec le colonialisme. Karl Marx est
resté
muet sur l’expérience haïtienne.
Dany
Laferrière : Et
Dieu sait que l’esclave, c’est la figure
absolue !
C’est plus bas que le
prolétaire …
Le Temps : Quelle relation
avez-vous au créole ?
Dany Laferrière :
Je parle créole dans toutes les langues. Créole,
ce
n’est pas une langue, c’est ce que je suis. Et ce
que je
suis peut parler toutes les langues.
Frankétienne :
On peut écrire en créole sans exprimer la
substance et la
profondeur de l’être créole. Les deux
langues sont
là. Et la langue française fait partie du
patrimoine
culturel haïtien.
Le Temps : L’écriture,
quel rôle joue-t-elle dans vos vies ?
Dany Laferrière :
Quand j’ai décidé
d’écrire, je me suis
demandé quel était
l’événement le
plus important qui me soit arrivé. Et ce
n’était
pas la dictature, c’était d’avoir une
clé
dans ma poche. Je n’en avais jamais eu en Haïti. Et
je me
suis dit, il faudra que ce soit là que je commence si je
veux
être écrivain. L’idée
n’était
pas d’écrire contre, contre l’exotisme,
contre la
dictature, mais de chercher le pour. Ce qui est plus exaltant, plus
dynamique que le négatif. Le négatif appartient
encore
à la dictature. Ecrire contre, c’est rester
enchaîné à quelque chose,
c’est se tourner
vers le passé. Je ne retourne pas dans le passé.
Je
remets le passé dans mon présent. Je secoue
passé,
futur et ça me donne le présent.
Frankétienne :
Dans mon cas, j’ai commencé à produire
avec la
tentation de l’engagement, surtout de gauche qui
était
alors à la mode. Mais elle n’a pas duré
longtemps,
parce que le poids de ma naissance, de mon enfance et de ma propre
personnalité a été beaucoup plus fort.
J’ai
compris qu’il fallait me découvrir
moi-même. Il y a
eu une mutation et le vrai écrivain est né
à
partir d’Ultravocal
en
1972. L’écriture était devenue, pour
moi,
l’unique moyen de me retrouver et de savoir qui
j’étais : enfant sans père,
vivant dans un
quartier pauvre avec la peau blanche, vivant entouré de
petits
amis à peau foncée et me regardant, avec mes yeux
bleus
et ma morphologie nègre — un scandale
biologique,
lance Dany Laferrière en
riant ! —, mais
j’ai commencé vraiment à chercher qui
j’étais, qui je suis. Aujourd’hui, de
plus en plus,
j’écris pour me retrouver moi-même. Et
l’écriture m’a sauvé de tout.
Elle m’a
sauvé de la délinquance, de Duvalier, de tous les
malheurs qui m’ont frappé et qui n’ont
pas eu raison
de moi, je suis un survivant de toutes les catastrophes.
Dany
Laferrière :
L’écriture m’a sauvé aussi,
de manière
très très concrète. Je travaillais
depuis huit ans
dans une usine quand je me suis souvenu que je savais
écrire.
Quand vous arrivez comme immigré, il est très
facile de
travailler en usine. Il y a toujours des travaux sous-payés
à faire, d’autant que j’étais
sans papiers
à l’époque. Et on peut s’en
contenter. Mon
cousin, par exemple, m’a dit : ne crois pas que tu
vas faire
l’intellectuel ici. Mais lorsque je me suis souvenu que je
savais
écrire, immédiatement j’ai
acheté une
machine à écrire et j’ai
écrit mon premier
roman. Ce premier roman m’a donné tout de suite du
travail
à la télévision. J’ai
écrit mon
premier livre il y a 26 ans et depuis, je voyage une fois par mois et
je n’ai jamais payé une chambre
d’hôtel sur la
planète. Parce que j’écris, je circule
dans le
monde librement, sans argent. C’est le summum de
l’aristocratie pour moi. Il n’y a rien
d’autre
qu’on puisse me proposer de faire à la place.
propos
recueillis par Isabelle Rüf et Eléonore Sulser
© Le
Temps
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