Le
retour des Tigres de Malaisie : plus anti-impérialistes que
jamais / Paco Ignacio Taibo II ; trad. de l'espagnol (Mexique) par
René Solis. - Paris : Métailié, 2012. -
309 p. ; 22 cm. - (Bibliothèque
hispano-américaine). ISBN 978-2-86424-873-6
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| J'avoue
une fois pour toutes et avec un total cynisme qu'il s'agit là
d'un pastiche de Salgari, rejeton des retrouvailles entre ma vocation
littéraire, jamais démentie, pour les romans d'aventure,
et mes amours de jeunesse envers le maître du genre …
Paco Ignacio Taibo II, Note de départ, p. 15 |
Au fil d'une poignée de chapitres d'un précédent roman 1,
Paco Ignacio Taibo II s'était exercé à
parodier l'œuvre d'Emilio Salgari (1862-1911), le plus prolifique et surtout
le plus novateur des romanciers italiens de l'aventure. Il imagine ici
une suite aux péripéties mouvementées des fameux tigres de Malaisie de son prédécesseur. Les héros ont vieilli, mais n'ont rien perdu de leur audace.
Salgari
s'était signalé en dévoyant radicalement les
conventions du roman d'aventure telles qu'elles prévalaient
à son époque ; par-delà l'éclatante
virtuosité romanesque, on en retient à juste titre
aujourd'hui la contestation virulente et allègre du primat de
l'Occident, de son impérialisme et de son culte du
progrès technique. À rebours des usages de
l'époque, le cycle malaisien 2
met au premier plan Sandokan, victime avec sa famille de la
colonisation britannique et déterminé à prendre sa
revanche.Paco Ignacio
Taibo II poursuit dans cette veine, mais pousse le trait avec une
féroce délectation. Embuches, traquenards et coups
fourrés ponctuent une navigation effrénée entre
les Philippines, Singapour et l'archipel malais ; la mer est
toujours dangereuse et les escales plus encore ; chaque île
a son mystère ; chaque port abrite une trahison. Mais des
apports inattendus renouvellent l'héritage de Salgari
— l'auteur, cette fois, a lu Conan Doyle, Kipling et Jules
Verne, Karl May et Karl Marx, Engels, Louise Michel ; il emprunte
aux uns, pastiche les autres ou les embarque dans son jeu.L'humour grince. Et l'imprécateur hausse le ton, contre ces pauvres empires, régis par des idiots (p. 302). 1. | « À quatre mains », Paris : Rivages, 1992, 1995 | 2. | « Les mystères de la jungle noire », « Les tigres de Mompracem », etc. |
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EXTRAIT |
Un spectre hante le monde et plus particulièrement ce coin
de la planète où se joue une part de son destin.
C'est
un spectre qui hante l'océan Indien, menaçant à
son passage les eaux calmes et secouant les eaux déjà
agitées.
Un spectre surgi de la mousson tropicale et avançant sur les côtes de Bornéo.
Un spectre rageur qui traverse l'orage sur la mer de la Sonde.
Un
spectre drapé dans les haillons des coolies chinois, dans les
pagnes des Dayaks travaillant dans les mines de Perak ; un spectre
avec le turban sale des esclaves des plantations de Sarawak et des
vergers de Singapour, des mines d'étain de Malaisie et des
plantations de piment de Java. Un spectre qu'illuminent les cipayes de
la rébellion de 1857 en Inde et les magnifiques insurgés
des Philippines ; un spectre multiracial, tribal, sauvage, sans
pitié, terrible le plus souvent.
Toutes
les puissances de la vieille Europe se sont unies pour traquer ce
spectre : l'Empire britannique au complet, les Églises
blanches des catholiques et des protestants, Dieu sous toutes ses
formes, le kaiser et le tsar, les polices de Hong-Kong et les
colonialistes espagnols, la Compagnie des Indes orientales et la
Compagnie néerlandaise des Indes, la Compagnie de Jésus
même, les commerçants de tous les empires blancs et les
marchands d'esclaves arabes et leurs pantins, les trafiquants d'opium
et les sultans de Bornéo.
Les
empires qui ont su s'étendre jusqu'à ces terres et qui
ont fait surgir comme par enchantement de fabuleux moyens de production
et de transport sont comme le vieux sorcier qui, impuissant à
dominer les esprits souterrains qu'il a dressés contre lui,
s'irrite de devoir les affronter.
C'est
un spectre qui appelle à combattre vice-rois, gouverneurs,
commerçants, planteurs, généraux, amiraux. Un
spectre dont l'essence est formée par les sociétés
secrètes chinoises qui encouragent le soulèvement des
travailleurs désespérés qui sont privés de
femmes et combattent les casaques rouges, par les cipayes hindous qui
veulent en finir avec le Raj et se mutinent parce qu'ils refusent de
mordre, avant de les charger dans leurs fusils, les cartouches
souillées par la graisse de porc.
Un
spectre qui agit contre la conspiration de ceux qui promeuvent les
conflits et pêchent dans les eaux troubles des révoltes de
l'histoire.
On
dirait que la marche des temps est aux mains de la bourgeoisie et de
ses instruments impériaux, mais il n'y a pas de lumière
dans ces lueurs, seulement des éclairs et puis des ombres. Il y
a une part immense de barbarie dans cette supposée civilisation
et contre elle le spectre se dresse.
Les
parias d'Asie n'ont rien d'autre à y perdre que leurs
chaînes. Ils ont un monde à gagner. Pourront-ils freiner
les roues destructrices d'une histoire qui n'est pas la leur ?
Pourront-ils mettre en échec un système où se
combinent la sauvagerie qui leur est familière et la barbarie du
capitalisme venu de la vieille Europe ?
☐ pp. 163-164 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « El retorno de los Tigres de la Malasia », México : Planeta, 2010
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mise-à-jour : 1er août 2012 |  | |
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