Michel Butor

Description de San Marco

Gallimard

Paris, 1963
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Méditerranée
Venise
Description de San Marco / Michel Butor. - Paris : Gallimard, 1963. - 111 p.-[1] pl. dépl. ; 24 cm.
Les eaux.
Quel livre !
Dans la basilique, toute l'histoire du monde formant une boucle.


II - Le Vestibule, p. 27

Cinq parties composent le recueil qui transcrit une visite effectuée en 1962 :
  • La Façade,
  • Le Vestibule,
  • L'Intérieur,
  • Le Baptistère,
  • Les Chapelles et dépendances.
En ouverture, une dédicace A Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire ; et, l'ouvrage refermé, sur la quatrième page de couverture, un salut à deux prédécesseurs — Marcel Proust, le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège, et le méconnu John Ruskin — suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à voir et à entendre.

La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte 1 où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes ; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois, commente ; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus « objectif », dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane — L'Intérieur — par la possibilité accordée à Michel Butor de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Strawinsky ; puis plus haut encore, à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier — là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur.

Dans la lumière vieil or des mosaïques, cette polyphonie spatiale mêle présent et passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà — avant même que s'achève le troisième trajet : “ et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise ”. En écho, au terme du parcours avant l'ultime retour du flux des voix éparses, — “ Un dernier rayon sur l'or. / L'eau. / Nuit d'eau d'or. ”
       
1. Admirateur des superbes typographies du XVIe siècle dont la splendeur n'a jamais été approchée, Michel Butor prend le relai, dans ses « Essais sur le roman », de Mallarmé puis de Claudel visant à utiliser au mieux les possibilités de la page ; il restait sur ce terrain tant de choses à redécouvrir ! — Cf. en particulier « Sur la page » et « Le livre comme objet », in Essais sur le roman, Paris : Gallimard (Idées, 188), 1969 ; Gallimard (Tel, 206), 1992.
EXTRAIT
êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? — Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin. — Ah !

Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.

Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon pour l'arc de triomphe du Carrousel où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.

Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.

— Monsieur ! Monsieur ! Voulez-vous une jolie photographie ? Mademoiselle ! Eh ! Mademoiselle ! — Prego. — Comment dit-on en italien un jus d'orange ? — Et voici la colonne de Saint-Théodore. — Una bella fotografia, Mademoiselle ! — Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus. — Un

La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.

I - La Façade, pp. 14-15
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Description de San Marco » in Œuvres complètes, V : Le génie du lieu, 1 (sous la dir. de Mireille Calle-Gruber), Paris : La Différence, 2007
  • Dominique Hasselmann, « Michel Butor / Une partition littéraire : Traversée du livre Description de San Marco de Michel Butor », remue.net [en ligne]
  • Michel Butor, « Quant au livre : triptyque en l'honneur de Gauguin », Paris : Éd. de la Bibliothèque nationale de France (Conférences del Duca), 2000
  • Michel Butor, « Le musée imaginaire : 105 œuvres décisives de la peinture occidentale » pour et avec Lucien Giraudo, Paris : Flammarion, 2019

mise-à-jour : 16 décembre 2019
Michel Butor,
né près de Lille en 1926,
est mort le 24 août 2016 en Haute-Savoie
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