Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (Mercredi 17 Janvier 2018).

C'est à l'Occident chrétien-blanc-capitaliste d'expliquer par quel processus de déshumanisation, dans la course au profit et la reproduction de l'inégalité à l'échelle mondiale, il n'en finit pas d'épuiser sa valeur morale jusqu'à produire des leaders pour lesquels il n'y a que deux types de sociétés, et à l'intérieur des sociétés deux types d'individus, deux notions pour juger les humains et le monde : la réussite et l'échec.
   ACCUEIL
   BIBLIOTHÈQUE INSULAIRE
   LETTRES DES ÎLES
   ALBUM : IMAGES DES ÎLES
   ÉVÉNEMENTS

   OPINIONS

   CONTACT


ÉDITEURS
PRESSE
BLOGS
SALONS ET PRIX
Dis, papa, est-ce qu'ils te couperont la tête ?
Courrier international, 12-18 février 2004
Les pays pauvres et l'ogre,
Le Monde, 1-2 février 2009
Les Haïtiens ne sont pas écoutés,
Le Monde, 9-10 janvier 2011
Contre l’élitisme, faisons vivre la culture populaire des Haïtiens !
Le Monde, 14 mai 2015
En Haïti, nous n'avons pas la maîtrise de notre pays,
Libération, 23-24 janvier 2016
Lyonel Trouillot, « Les fous de Saint-Antoine : traversée rythmique », Port-au-Prince, 1989
Lyonel Trouillot, « Rue des pas perdus », Port-au-Prince, 1996
Lyonel Trouillot, « Les dits du fou de l'île », Port-au-Prince, 1997
Lyonel Trouillot, « Thérèse en mille morceaux », Arles, 2000
Lyonel Trouillot, « Histoires simples », Port-au-Prince, 2001
Lyonel Trouillot, « Les enfants des héros », Arles, 2002
Lyonel Trouillot, « Yanvalou pour Charlie », Arles, 2009
Lyonel Trouillot, « Eloge de la contemplation », Paris, 2009
Louis-Philippe Dalembert et Lyonel Trouillot, « Haïti, une traversée littéraire », Paris et Port-au-Prince, 2010
Lyonel Trouillot, « La belle amour humaine », Arles, 2011
Lyonnel Trouillot, « Parabole du failli », Arles, 2013

Trump réduit l'autre à un présent sans passé.

Lyonel Trouillot


Le président américain aurait qualifié de « pays de merde » Haïti et les pays d’Afrique. Dans une tribune, l’écrivain haïtien souligne que ce discours est le reflet d’un mépris pour l’autre et d’une volonté de moquer les plus faibles.

Lyonel Trouillot © Le Monde
Lyonel Trouillot

    Le président américain affirme ne pas avoir dit qu’Haïti et tels autres pays étaient des shithole countries [« pays de merde »]. Qu’est-ce qui parle dans ces mots ? Deux choses. La première : un mépris de l’Histoire entretenu depuis plusieurs siècles par des procédés et procédures d’occultation. Faire l’économie du processus tout en canonisant le cliché. L’autre se trouve réduit à une sorte de présent sans passé.

    Si l’on cherche les causes des « malheurs » d’Haïti, il faut compter les effets désastreux de l’occupation par les forces américaines de 1915 à 1934 : l’appauvrissement de la paysannerie ; la centralisation et la création de la république de Port-au-Prince ; la mise en place d’une armée répressive qui ne livra la guerre qu’en interne contre les forces progressistes ; l’accentuation des préjugés de race et de couleur ; l’appauvrissement de l’Etat car la trésorerie haïtienne a supporté le coût financier de l’occupation.

    Comment devient-on Haïti ? Comment, noire, solitaire, frappée d’ostracisme, Haïti a-t-elle pu survivre dans la première moitié du XIXe siècle ? Comment doit-on se battre pour exister quand on est Haïti ? Oui, ce qu’il y a d’offensant, c’est d’abord le silence qui a rendu possibles toutes les caricatures. Et sur le silence, aucune société occidentale ne peut prétendre à l’innocence.

    Mais tout pays ayant sa part d'héroïsme et de ridicule, de bêtise et d'intelligence, de réactionnaires et de progressistes, Haïti comme les autres pays que le président américain dit n’avoir pas traité de shithole countries, n’a pas à convaincre le monde qu’elle mérite mieux que cette épithète. Aucun pays, même pas les Etats-Unis, que d'aucuns jugent arrogants, obèses, haut lieu de l'obscurantisme et de l'individualisme barbare, ne mérite pareille réduction. Il n'y a pas deux humanités. Je n'ai donc rien à expliquer.

    C'est de préférence à l'Occident-chrétien-blanc-capitaliste d'expliquer à lui-même et au monde par quel processus de déshumanisation, dans la course au profit et la reproduction de l'inégalité à l'échelle mondiale, il n'en finit pas d'épuiser sa valeur morale jusqu'à produire des leaders pour lesquels il n'y a que deux types de sociétés, et à l'intérieur des sociétés deux types d'individus, deux notions pour juger les humains et le monde : la réussite et l'échec.


    LOGIQUE DU PUISSANT

    Et la deuxième chose qui parle dans le discours du président américain, gardien de l'empire et son premier porte-parole, c'est cette logique du puissant s'arrogeant le droit de dire tout et n'importe quoi à propos de celui qu'il considère comme faible ou subalterne. Il n'y a plus que les minorités et les pauvres auxquels on demande aujourd'hui de faire attention à ce qu'ils disent. Il est facile de parler des dérives de Donald Trump, d'isoler son propos et de n'en laisser qu'à lui la responsabilité. Le propos est raciste, tous les Occidentaux ne sont pas racistes. Mais dire n'importe quoi est plus courant qu'on veut l'admettre. « Ça me fatigue », « Ça m'emmerde », « Ne viens pas me déranger dans mon train de vie, ma façon d'être ».

    Au-delà du racisme, c'est aussi le positionnement qu'il faut interroger. L'autre qui n'occupe pas ma position au sommet de la hiérarchie de classe, de race, de culture est toujours de trop quand il se manifeste, qu'il vienne avec sa pauvreté, ses doutes, ou ses questions. Je peux choisir de l'accueillir ou de le repousser, de lui faire l'aumône ou de lui mettre une baffe. Lui n'a qu'à se soumettre et accepter le sort dont je décide pour lui. De l'employé d'ONG au chef d'Etat, en passant par le missionnaire et le coopérant, c'est la posture dominante, le droit de qualifier l'autre.

    La compassion peut ainsi venir du même lieu que l'injure. De personne à personne, d'Etat à Etat, les riches, les puissants, dans toutes les formes de pouvoir (symbolique, statutaire, économique, social) chantent aux autres leur « Let me be ». Le racisme est la posture exacerbée, heureusement loin d'être partagée par tous, de ce droit à jouir du monde sans être dérangé que réclament les puissants.


    FIN DU POLITIQUE

    La majorité de ceux qui ont élu le président Trump l'ont élu pour qu'ils disent ce qu'il dit n'avoir pas dit, pour faire ce qu'il fait. Aujourd'hui, qu'exprime la démocratie formelle ou représentative ? Dans certains cas, la fin du politique, lorsque tel est élu par défaut d'idéologie. Dans d'autres cas — c'est Trump —, que la politique ne consiste plus qu'à veiller au grain pour les riches, préserver les privilèges, maintenir l'ordre sans le masque de la politesse. Ceux qui voulaient du sans complexe et du désinhibé n'ont plus matière à se plaindre, ils en ont maintenant pour leur compte.

    Le grotesque, le pédant, le vulgaire, l'impudence et l'outrecuidance, le « je suis riche et heureux, et toi fous-moi la paix », nous l'avons aussi connu en Haïti avec la présidence de Michel Martelly, amateur d'injures et d'insultes, ex-roi de carnaval qui savait s'exhiber torse nu et en petite culotte. Pour l'histoire, au premier décompte il n'était pas gagnant. Puis sont intervenues les organisations internationales et les ambassades occidentales pour lui permettre de participer au second tour.

    Peut-être qu'en Haïti comme ailleurs — en cela, riches ou pauvres, les pays se ressemblent de plus en plus — certains dirigeants (ne) seraient (que) les rejetons monstrueux de la « démocratie » quand celle-ci disparaît dans les égouts du spectacle et du management, sinistres clowns du libéralisme triomphant et sauvage, jouisseurs au service des puissances d'argent !

    Ce que j'ai entendu dans ce que le président américain dit qu'il n'a pas dit, c'est une voix autorisée d'un monde, d'un système. C'est à ce monde, à ce système d'expliquer, au-delà de la référence à la personnalité de tel ou tel, comment cette « école de valeurs » qu'il prétend être en est arrivé là.


Lyonnel Trouillot

Le Monde, 2018