Daté du lundi 9 février, ce récit
a été publié dans
Courrier International (n° 693, 12-18 février 2004).

 

Ecrivain né en 1956, à Haïti, professeur d'université, Lyonel Trouillot est l'auteur de recueils de poésie et de romans (dont Les Enfants des héros, 2002, ou La Rue des pas perdus, 1998, parus chez Actes Sud) et de l'essai Haïti, repenser la citoyenneté  (Haïti solidarité internationale, 2003).
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Lyonel Trouillot, « Les fous de Saint-Antoine : traversée rythmique », Port-au-Prince, 1989
Lyonel Trouillot, « Rue des pas perdus », Port-au-Prince, 1996
Lyonel Trouillot, « Les dits du fou de l'île », Port-au-Prince, 1997
Lyonel Trouillot, « Thérèse en mille morceaux », Arles, 2000
Lyonel Trouillot, « Histoires simples », Port-au-Prince, 2001
Lyonel Trouillot, « Les enfants des héros », Arles, 2002
Lyonel Trouillot, « Yanvalou pour Charlie », Arles, 2009
Lyonel Trouillot, « Eloge de la contemplation », Paris, 2009
Louis-Philippe Dalembert et Lyonel Trouillot, « Haïti, une traversée littéraire », Paris et Port-au-Prince, 2010
Lyonel Trouillot, « La belle amour humaine », Arles, 2011
Lyonnel Trouillot, « Parabole du failli », Arles, 2013
SITUATION EN HAÏTI (2004)
l'analyse de Jean Métellus (19 février 2004)
l'Adresse aux Haïtiens de René Depestre (avril 2004)

« Dis, papa, est-ce vrai qu'ils te couperont la tête ? »

De Port-au-Prince.

Seize heures. Bulletin d'information de Radio Kiskeya, l'une des stations indépendantes les plus écoutées. Ou peut-être, un peu plus tôt dans la journée, celui d'une autre station indépendante, une de celles dont les installations ont été sabotées par des agents du pouvoir identifiés et libres.

Seize heures. Voici l'horreur au quotidien : assassinat par balle d'un indigent, handicapé moteur. Il avait applaudi de son fauteuil roulant aux manifestations pacifiques contre le gouvernement. Interruption brutale d'une réunion de travail de la coordination du mouvement syndical ; arrestation arbitraire des principaux leaders ; arrestation arbitraire de Kettly Julien, une militante des droits de l'homme connue pour l'assistance qu'elle apporte aux victimes de violences indépendamment de leur appartenance politique ; stationnement d'un véhicule occupé par des hommes lourdement armés devant le domicile de la coordinatrice du collectif NON [créé en novembre 2003 par une centaine d'intellectuels pour la défense des libertés en Haïti] — elle n'est pas là, ils vont l'attendre et elle ne peut rentrer chez elle ; menaces appuyées d'un curé milicien qui appelle les partisans du pouvoir au massacre ; utilisation constante de véhicules de la fonction publique dans les crimes crapuleux, rapts, vols à main armée, meurtres ; vague d'agressions dans les marchés contre ceux qui osent dire que les prix augmentent, que le pays va mal … Et tout ce que les radios ne peuvent pas rapporter, parce qu'elles se perdent dans leurs comptes. Trop de faits arbitraires et trop de corruption.

C'est le quotidien d'Haïti. Et c'est pour cela que la population ne comprend pas quand la « communauté internationale » lui demande de négocier, de faire avec. Elle ne comprend pas quand on lui dit qu'après tout Aristide a été élu et qu'en bonne justice il conviendrait qu'il aille au bout de son mandat. Car, justement, ce qu'elle réclame, c'est des élections. Des vraies. Pas des bulletins volés, des urnes transportées dans les commissariats comme aux législatives de mai 2000. Pas des électeurs fantômes comme à la présidentielle de novembre 2000, quand seuls les mercenaires d'Aristide et quelques salariés de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) ont cru voir des votants.

Elle ne comprend pas, la population, quand on lui dit qu'Aristide est encore populaire. Elle sait qu'il l'a été. En 1990, elle-même l'avait porté au pouvoir. Elle-même avait attendu son retour en combattant les militaires qui l'avaient renversé. Elle sait quelle fut sa joie à son retour, et ce qu'est aujourd'hui sa déception face à ses actes. Elle sait qu'elle ne l'a pas réélu. Et qu'aujourd'hui, dans ses bidonvilles plus que dans les beaux quartiers, elle est tenue en otage par les chimè [mot créole qui désigne les bandes armées par le gouvernement] qui lui lancent des balles, des pierres et des bouteilles quand elle prétend manifester.

 

LE PAYS VA DROIT À LA GUERRE CIVILE SI ARISTIDE RESTE

Elle ne comprend pas non plus, cette population, quand, en analyste froid ne voulant pas agir, on la menace de l'éventualité du chaos si Aristide est chassé du pouvoir. Le chaos, c'est son quotidien. Car cette dictature qui n'a pas les moyens opère par banditisme, détruit le peu qui reste de l'administration publique et ne dirige plus rien. Un pays en dérive, un pays à la drive, comme on dit en créole. Elle sait que plus longtemps Aristide restera au pouvoir plus le chaos s'étalera. Car le pouvoir et la nation ne peuvent plus se réconcilier. Elle sait que le pays va droit à la guerre civile si Aristide est maintenu au pouvoir. Cette guerre civile qui a déjà commencé dans la ville de Gonaïves [quatrième ville du pays, « prise » par le Front de résistance révolutionnaire (FRR) le 6 février]. Les gens n'accepteront pas éternellement d'être tués. Et le pouvoir ne pourra que réprimer. Et l'on se révoltera contre la répression. Et mort pour mort, du sang, encore du sang.

Elle comprend encore moins, la population, quand on lui dit, avec paternalisme, qu'on ne voit pas poindre la figure d'un leader, charismatique de préférence. Le dernier en date [Aristide] lui avait promis du griot [grillade] de tonton macoute à manger, avant de créer sa propre milice. Elle en a marre des mages et des prédestinés. Elle voudrait construire des partis, des bases associatives d'où naîtront des leaders.

Elle se fâche aussi un peu, la population, quand on lui reproche un éventuel « manque d'unité ». Car elle a signé des documents très clairs. Sur les modalités de constitution d'un gouvernement provisoire, sur sa durée, sur son mandat. Un texte élaboré et adopté par l'ensemble des formations politiques et l'ensemble des associations de la société civile [plate-forme politique signée le 1er janvier 2004 entre la société civile et l'opposition]. Qu'on lui parle de son manque d'unité l'étonne, la population ! Au bout de deux cents ans, elle commence à se rendre compte que c'est ce manque d'unité, ce déficit de citoyenneté, ce chien mangé chien [expression créole pour dire que tout le monde s'entretue] sur fond de caste, de couleur, de préjugés et d'exclusions, cet entreprenariat sauvage sans souci de la nation et du travailleur, cet Etat plus promoteur de ses agents que gestionnaire du bien public, cette incapacité à établir une sphère commune de citoyenneté qui ont produit la hargne et le ressentiment où ont trouvé refuge ses pire dérives totalitaires. Aujourd'hui, elle commence à comprendre ses vrais problèmes et entend bien forcer le capital [les patrons] à s'humaniser et à se moderniser, l'Etat à arbitrer et à servir. Elle sent le bel élan d'un vouloir vivre ensemble, et, pour l'aider à construire cette unité naissante, il faut se joindre à elle dans son rejet de l'arbitraire.

Elle se demande enfin si ceux qui ne la comprennent pas quand elle réclame le départ immédiat de la dictature Lavalas ne font pas, sans le savoir, deux poids et deux mesures. Car partout ailleurs (ou presque), devant l'énormité des erreurs vécues au quotidien, on aurait tout fait pour mettre fin à l'inacceptable. Elle réclame les mêmes codes et les mêmes égards.

Seize heures trente. Suite du journal après la pause publicitaire : un autre industriel a été enlevé. Comme à l'accoutumée ses ravisseurs circulaient dans un véhicule officiel ; une balle a atteint une fillette manœuvrant son tricycle alors que la « police » réprimait une manif légale et pacifique ; une nouvelle liste de personnes à décapiter est mise en circulation ; des chimè sont allés réclamer le paiement de leurs dernières exactions à l'Office national d'assurance vieillesse ; au début de la guerre civile à Gonaïves, les forces du pouvoir utilisent des enfants attrapés au passage comme boucliers humains ; une dizaine de jeunes gens ont été assassinés en plein jour par un groupe de chimè, à Boston, une section de la cité Soleil [le plus grand bidonville d'Haïti] ; des chimè et des « policiers » ont fouillé toutes les chambres d'un hôpital privé et tiré des coups de feu en poursuivant des étudiants déjà blessés ; la « police » lance des grenades lacrymogènes à titre préventif en direction de la faculté des sciences humaines et des résidences du quartier …

Et dans toutes les maisons, la révolte, le rejet et la peur. Et une fille de 12 ans qui demande à son père : « Est-ce vrai qu'ils te couperont la tête ? »

Ceux qui voudraient douter des exactions et de la dictature peuvent se référer aux organismes de défense des droits de l'homme, aux organes de presse haïtiens, aux correspondants de presse stationnés en Haïti, s'ils savent voir et écouter ; aux ambassades, si elles acceptent de tout dire ; aux missions des organisations internationales, si leurs chefs n'aiment pas trop les plages ; et, bien sûr, aux simples citoyens et citoyennes qui vivent la terreur au quotidien et crient qu'ils n'en peuvent plus.

Quant à la fille de 12 ans, moi, je peux témoigner. C'est la mienne.

Lyonel Trouillot
(avec la collaboration d'Anne Gaelle Muths Ludovic)
© Courrier International