Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (Dimanche 11 - Lundi 12 décembre 2011).

Cinquante ans après sa mort, l'intellectuel martiniquais, militant de l'Algérie indépendante, reste l'un de nous.
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Patrick Chamoiseau, « Antan d'enfance », Paris, 1990, 1996
Patrick Chamoiseau, « Texaco », Paris, 1992
Patrick Chamoiseau, « Biblique des derniers gestes », Paris, 2002
Patrick Chamoiseau, « Le papillon et la lumière », Paris, 2011
Patrick Chamoiseau, « L'empreinte à Crusoé », Paris, 2012
Patrick Chamoiseau, « La matière de l'absence », Paris, 2016
Patrick Chamoiseau, « Frères migrants », Paris, 2017
Patrick Chamoiseau, « Contes des sages créoles », Paris, 2018
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, « Lettres créoles, tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975 », Paris, 1991
Frantz Fanon, « Œuvres », Paris : La Découverte, 2011
Frantz Fanon, « Ecrits sur l'aliénation et la liberté », Paris : La Découverte, 2015
Pierre Bouvier, « Aimé Césaire, Frantz Fanon : portraits de décolonisés », Paris : Les Belles lettres, 2010
Alice Cherki, « Frantz Fanon, portrait », Paris : Seuil, 2011
André Lucrèce, « Frantz Fanon et les Antilles : l'empreinte d'une pensée », Fort-de-France : Le Teneur, 2011
Marie-Jeanne Manuellan, « Sous la dictée de Fanon », Coaraze : L'Amourier, 2017
Matthieu Renault, « Frantz Fanon : de l'anticolonialisme à la critique postcoloniale », Paris : Amsterdam, 2011
John Edgar Wideman, « Le projet Fanon », Paris : Gallimard, 2013
Autour de Frantz Fanon
Autour de Frantz Fanon

Nice  Les Amis de l'Amourier
15 ➣ 17 novembre 2018

Frantz Fanon, côté sève

Patrick Chamoiseau


    Il faut recommencer Frantz Fanon au point exact où l'on a tendance à l'arrêter. Son œuvre ne s'arrête pas à l'effondrement colonialiste, avec quelques lumières sur l'ère des indépendances et du postcolonialisme. C'est justement à partir de ces frontières-là que sa pensée s'ouvre, et qu'elle nous offre, sinon le seul Fanon qui vaille, mais le plus riche de tous : celui qui est en devenir.

    Je ne crois pas aux vérités de lectures et d'interprétation, je crois à la richesse des « expériences », en ce que l'expérience déserte toute vérité, laquelle ne fait que figer les choses en dehors du réel. L'expérience personnelle nous instruit des tremblements d'une conscience individuelle : une conscience solitaire (mais solidaire) qui cherche sa voie dans l'imprévisible et l'impensable du monde. C'est tout ce que nous pouvons transmettre : notre propre expérience.

    Dans mes rencontres avec Fanon — cette expérience —, je distingue quatre niveaux.

    1- D'abord le choc d'une langue, ou plus exactement d'un langage. Un sens prodigieux de la formule. Une électricité du verbe. Des séquences langagières étonnantes qui vous dévoilent (avec l'ampleur totale des foudres) des perceptions inattendues de vous-même et du monde. De fait, il existe avant tout chez Fanon la magistrale mobilisation d'une connaissance poétique : d'une aptitude à inventorier le réel où le plus décisif est livré par les secousses de l'intuition, les orages de la vision, les impatiences de l'éclair et de la fulgurance. J'ai toujours perçu à quel point il était habité par le verbe et par la rhétorique césairienne, et combien ce qui faisait sa force — et la force de ce qu'il nous disait — relevait de ces transmutations de l'imaginaire dont seule est capable la puissance littéraire. Nous avons ici la plus exacte définition du poète : un homme dont le verbe à lui seul est action sur la matière du monde. Chez Fanon, cette étonnante capacité a pu atteindre son corps, ses muscles et ses actions les plus concrètes. Il fut le plus « agissant » de nos nombreux poètes.

    2- C'est sur cela que se fonde le deuxième niveau de mon expérience. Son langage électrique comblait mes absolus anticolonialistes de l'époque, mes cris et mes colères tournés vers l'extérieur. Mais ce qu'il disait me renvoyait à la ruine intérieure qui s'était constituée en chacun d'entre nous, et qui faisait qu'une bonne part du dominateur était alors, et avant tout, installée en nous-mêmes. Nous pensions que la Bête était en dehors, Fanon nous expliquait qu'elle était largement en dedans, et que c'est du dedans qu'elle nous déterminait — comme un soleil noir qui vivrait dans nos ombres inconscientes et qui, par ces ombres inconscientes, constituerait l'assise perverse, aliénée, aliénante de nos fragiles lucidités.

    Dans Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952), il y a déjà la déroute des indépendances à venir, une anticipation de cette décolonisation formelle qui n'allait rien modifier du fait fondamental. Ce fait fondamental n'était pas seulement la mise en lumière d'un masque blanc sur une peau noire, ou d'une peau noire sur un imaginaire blanc. Il était surtout de signifier que dans la rencontre, ou plutôt dans le choc entre colonisateurs et colonisés, il ne s'était pas seulement produit des génocides, des violences, des aliénations irrémédiables, mais que s'étaient mis en branle des processus anthropologiques nouveaux. Ces processus transposaient une fois pour toutes le champ de bataille le plus décisif vers les ravines insoupçonnées et agissantes de chacun de nos imaginaires.

    Au-delà des questions d'aliénation primaire, Peau noire, masques blancs nous signifiait que le rapport entre les cultures, les civilisations, les élaborations identitaires collectives ou individuelles étaient entrées dans des modalités qui allaient invalider les vieux marqueurs identitaires que sont la peau, la langue, le dieu que l'on vénère, la terre où l'on est né. Les « masques blancs » nous symbolisaient déjà un vertige conceptuel que nous commençons à peine à explorer. Bien entendu, à cette époque de ma rencontre avec Fanon, je m'étais contenté, comme nous tous, d'essayer d'arracher le « masque blanc » basique qui m'oblitérait l'âme. En exaltant ma négritude, j'ai bien souvent eu le sentiment d'y parvenir, par le recours à un masque noir, plus pertinent, surtout plus rassurant, mais ce nouveau masque, tout aussi basique, ne faisait que voiler l'abîme déjà ouvert d'une autre complexité.

    3- Au troisième niveau, avec Les Damnés de la Terre (Maspero, 1961), s'élabore l'ouverture non plus seulement sur les ombres intérieures, mais sur les puissances invisibles de l'extérieur dominateur : sur tout l'invisible de la domination occidentale, tous les mécanismes secrets qui, au-delà du fusil ou de la chicote, nous maintenaient dans une surdétermination capable d'absorber sans encombre nos combats les plus immédiats et nos luttes les plus étroitement rebelles. Il fallait se battre bien sûr, mais il fallait se battre aussi et surtout avec toute la radicalité qu'il dévoilait indispensable.

    On a beaucoup parlé de la violence de Fanon, de sa célébration de la violence refondatrice. Mais ce qu'il y a de plus violent chez lui, c'est sa radicalité. La radicalité n'est que l'exigence d'une analyse autonome, totale, éperdue, de ce que nous devons affronter, du réel dans lequel nous devons exister, et du souci de comprendre les forces systémiques qui œuvraient (et qui œuvrent encore) entre le projet capitaliste occidental et le reste du monde. La radicalité est le seul moyen d'éviter que toute lucidité ne soit stérile, ou que le soleil des indépendances n'échoue dans une autre dépendance, la pire de toutes, celle qui se croit libre dessous un hymne national, un drapeau, des frontières, une fièvre nationaliste. Son livre Les Damnés de la Terre nous disait, et nous dit encore : attention, les exigences qui s'imposent à notre élan vers plus d'humanité sont plus subtiles qu'une seule décolonisation, et que toute action ne vaut qu'en ce qu'elle est, même en tremblant, puissamment radicale.

    4- Enfin, mon Frantz Fanon : celui du dépassement. Il est évident qu'il sut deviner tous les pièges des réaction primaires et des urgences aveugles. Il s'est écarté du masque noir. Il s'est écarté de la simple rébellion. Il s'est écarté de la haine et de la rancœur. Il n'a jamais été esclave de l'esclavage. Il n'a jamais été dupe de cette décolonisation qui ne décolonisait pas le colonisateur. Et il a toujours eu l'intuition qu'un colonisé décolonisé ne suffisait pas à faire un homme — un homme qu'il appelait d'emblée à être neuf, à être nouveau, à être total.

    Et quand il demande à son corps de demeurer un homme qui toujours questionne et se questionne, c'est qu'il ne s'agissait pas pour lui de s'installer dans les fictions d'un postcolonialisme. Il avait deviné que le colonialisme, ses faits et ses méfaits n'étaient qu'une poussière dans le vaste et très profond séisme qui allait dramatiquement relier les peuples, les peaux, les cultures, les civilisations et leurs histoire, dans une irréversible marée d'entremêlements, de chocs génériques, d'abîmes génésiques, et donc de relations.

    Et je me souviens de ce « nous autres Algériens » qu'il employait en s'adressant au monde, je me souviens aussi du nom arabe qui avait remplacé le sien dans articles et ses diatribes. Cela ne voulait pas dire, comme je l'ai cru, qu'il nous avait abandonnés, nous bâtards antillais, nous les peuples composites, nous qui étions très difficiles à définir car surgis de la colonisation, dans la colonisation. Cela ne voulait pas dire qu'il s'était réfugié (comme je l'ai pensé en d'autres temps) dans une identité atavique plus lisible, porteuse de plus de certitude, et donc plus confortable. Je pense maintenant que cela signifiait que « quelque chose » s'était ouvert en lui. Et ce « quelque chose » n'était rien d'autre que cet arbre que nous devrions tous aujourd'hui tenter de découvrir en nous.

    Je veux parler de l'arbre relationnel.

    L'ancien arbre généalogique nous cantonnait dans les branches et les feuilles d'une lignée intangible d'ancêtres, de traditions, de genèses et de cosmogonies monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d'une racine unique qui nous plantait dans la seule terre natale. L'arbre relationnel lui, nous déploie sur un treillis des racines, des rhizomes qui, au gré de nos errances ou de nos « expériences », nous offrent plusieurs terres natales. Le rhizome est l'instance d'un devenir incessant. Dès lors, l'arbre relationnel nous autorise à choisir la terre natale qui nous convient le mieux, et même à en changer si notre relation aux fluidités du monde se retrouve à changer. Les branches et les feuillages de l'arbre relationnel sont une constellation toute personnelle de dieux, de langues, de lieux, de pays, de facettes culturelles, d'éclats de civilisations, d'aveuglements individuels et de lucidités, et tout cela est ouvert sur le vertige d'un monde globalisé et explosé continûment en nous.

    Phénomène que l'écrivain Edouard Glissant appelait « le Tout-Monde ». Dans l'arbre relationnel de Fanon, il y avait l'homme nouveau, l'homme neuf, l'homme total vibrant aux harmonies cosmiques qu'il appelait de ses vœux, et qui n'est rien d'autre à mon sens que l'homme de la Relation. Dans le bruissement d'appartenances et de diversités qui constituent le feuillage de son arbre, il y a deux petites feuilles, éloignées l'une de l'autre, mais qui frémissent l'une vers l'autre avec intensité.

    Deux petites feuilles : une côté cœur, une côté sève.

    Côté cœur, il y a l'Algérie, là où il a voulu être enterré ; et côté sève, je vois la Martinique. Mais c'est sans doute l'inverse … il se peut même qu'elles soient toutes les deux placées du côté cœur … nul ne le saura jamais … et c'est tant mieux, car ce détail n'a aucune importance quand il s'agit d'un homme de Relation.

Patrick Chamoiseau
écrivain

Le Monde, 2011