L'empreinte à Crusoé / Patrick Chamoiseau. - Paris : Gallimard, 2012. - 255 p. ; 21 cm. ISBN 978-2-07-013618-6
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| L'écriture
explore, il faut la laisser creuser, aller à ses hasards dans la
situation, et être gourmand de ce qu'elle ramène
d'inattendu. Il faut lui faire fête quand elle ramène
l'inattendu, la dresser à cela, à la liberté des
trouvailles …
L'atelier de l'empreinte. Chutes et notes, p. 239 |
Destin paradoxal d'un roman qui se déroule pour sa plus
grande part hors de la scène sociale,
« Robinson Crusoé » n'a jamais
cessé de susciter de nouvelles variations. Quand
à son tour Chamoiseau installe son héros sur le
territoire balisé par Daniel Defoe, il s'applique dans un
premier temps à respecter le legs inaugural : l'homme qu'il
donne à entendre, et qui se croit seul rescapé d'un
naufrage, semble avancer dans les pas de Robinson,
éprouver les mêmes sensations et
emprunter jusqu'à ses manies. Mais il apparaît vite que
Chamoiseau entend soumettre à ses lecteurs une autre histoire. Son Robinson
ne parle pas comme celui de Defoe : au fil du sinueux monologue
qu'il déploie sonne un accord qui laisse pressentir une
inflexion de l'aventure.
Au premier temps du récit, l'idiot
lesté de vingt ans de solitude qui se déplace ici et
là dans l'île a perdu la
mémoire — qui il était avant le naufrage,
d'où il venait. Mais il se sait humain, civilisé ;
à la masse hostile de
l'île, il répond par des routines ou des rituels,
pour prévenir et contrer l'inconnu qui rôde à
l'entour et conjurer ses propres faiblesses. Comme Robinson, il arpente
et clôture ses domaines, compte, classe et thésaurise
ses ressources. Arrive le jour où il découvre, sur la
grève, l'empreinte d'un pied : « c'était
une empreinte d'homme » (p. 43). Au choc répond
une totale déroute — s'ouvre alors la voie vers de nouveaux modes d'être dans l'île, d'être au monde.
Vient un deuxième temps, celui de la petite personne, puis un troisième, celui de l'artiste.
L'île se dévoile sous le regard du naufragé qui,
comme par reflet, connaît une successions de mues ; sous ses yeux le monde se transfigure, se réenchante, déborde de présences, se décentre, s'archipélise
— un éventail indéfiniment
déployé de perceptions est sollicité :
« il ne se passait plus une seconde sans que je
vérifie si ce que je percevais sur le moment était en
accord avec le possible de ce lieu » (p. 83) ; la
conscience doit accueillir jusqu'à l'indicible, l'inconnaissable, « ce Quoi
que le faste naturel de l'île me laissait supposer, et qui
était en elle, tout comme il était en moi »
(p. 218). Derniers mots du naufragé quand, au terme de son immobile aventure, il
a retrouvé la compagnie des hommes : « je
fermais avec vous la boucle ultime d'une immense
rencontre … » (p. 221).
Ce parcours — qui peut se lire comme un roman de formation —,
entre en étroite résonance avec les pages soigneusement
conservées d'un livre récupéré par le
héros sur l'épave qui a accrédité
l'idée du naufrage : quelques fragments de Parménide
et d'Héraclite. Dans l'appendice intitulé
« L'atelier de l'empreinte », Chamoiseau a
réuni quelques chutes et notes. Évoquant le poème parménidien, il note : « petit soleil obscur qui nous dépose en face d'un être impavide » ; puis il mentionne son cher
Héraclite, « qui n'en finit pas de complexifier le
réel, d'associer les contraires, de relier des antagonismes dans
une unité de feu » (p. 248). Ailleurs il fait
référence à d'autres grands inspirateurs,
Saint-John Perse, Glissant, Césaire, Walcott, Faulkner, ainsi
que Nietzsche ou Pascal. Il ne manque pas de saluer comme il le
mérite Daniel Defoe, non sans émettre un lourd regret : « C'est triste : le
Robinson de Defoe était un négrier »
(p. 241). |
EXTRAIT |
un
jour, je croisai une famille d'oppossums ; ils étaient
d'une espèce jamais vue sur cette île ; ce genre de
découverte était fréquent ; les eaux marines
rejetaient sur les rives moult bestioles allogènes, et celles-ci
se mettaient à foisonner très vite ; cette famille
était pour ainsi dire complète, père, mère,
enfants, et même des spécimens âgés, sans
doute les patriarches ; j'aimais cette idée de
famille ; je pris le gros registre, ouvris une double page
blafarde, sur laquelle je dessinai non pas un arbre
généalogique fictif comme je l'avais pratiqué bien
des fois — je n'avais plus besoin d'une
origine-bateau ! — mais mon « arbre
géographique » ; il désignait les lieux
de l'île qui m'étaient chers, ou que je
préférais pour telle ou telle raison ; plutôt
que de les nommer à mon ancienne manière
possessive-possédante, je les évoquais avec des mots
aussi diffus que jasmin, vent, rêve, plaisir, tendresse, amour, baiser … ;
puis je complétai cet arbre d'un lot de rivages lointains,
côtes, villes, nations, contrées, terroirs …,
remontés de ma mémoire perdue ou qui avaient hanté
mes longues songeries du dimanche soir ; puis j'y plaçai
mon jeune bouc, quelques orchidées, mon chien défunt, des
perroquets-frères, une sauterelle-cousine, les oppossums, et
mille bestioles-alliées, d'ici ou d'ailleurs, qui faisaient
partie de mes affections ; en contemplant cet arbre, je croyais
voir un pays singulier, mon pays, celui
que j'habitais ; il ne se résumait pas à cette
île mais s'étendait bien au-delà, dans mes
sentiments, dans mon corps, ma mémoire, mon esprit, et
concrétisait le rapport que la personne que j'étais
devenu entretenait avec l'idée de l'île, et même
l'idée du monde qui au-delà m'oubliait ;
☐ La petite personne, pp. 164-165 |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « L'empreinte
à Crusoé » postface de Guillaume Pigeard de
Gurbert, Paris : Gallimard (Folio, 5644), 2013
| - « Manman Dlo contre la fée Carabosse », Paris : Ed. Caribéennes, 1982
- « Chronique des sept
misères », Paris : Gallimard, 1986 ;
Gallimard (Folio, 1965), 1988
- « Solibo magnifique »,
Paris : Gallimard, 1988 ; Gallimard (Folio, 2277),
1991
- « Antan
d'enfance », Paris : Hatier, 1990 ;
Gallimard (Haute enfance), 1994 ; Gallimard (Folio, 2843),
1996
- « Texaco »,
Paris : Gallimard, 1992 ; Gallimard (Folio, 2634),
1994
- « Chemin-d'école »,
Paris : Gallimard (Haute enfance), 1994 ;
Gallimard (Folio, 2844), 1996
- « Le
dernier coup de dent d'un voleur de banane » et
« Que faire de la parole ? Dans la tracée
mystérieuse de l'oral à l'écrit » in
Ralph Ludwig (éd.), Ecrire la « parole de nuit », Paris : Gallimard (Folio essais, 239), 1994
- « Guyane :
traces-mémoires du bagne » photographies de Rodolphe
Hammadi, Paris : CNMHS (Monuments en paroles), 1994
- « Ecrire en pays
dominé », Paris : Gallimard, 1997 ;
Gallimard (Folio, 3677), 2002
- « L'esclave vieil
homme et le molosse » avec un entre-dire d'Edouard
Glissant, Paris : Gallimard, 1997 ; Gallimard (Folio,
3184), 1999
- « Elmire des sept
bonheurs : confidences d'un vieux travailleur de la distillerie
Saint-Etienne » photographies de Jean-Luc de Laguarigue,
Paris : Gallimard, 1998
- « Cases
en Pays-mêlés » photographies de
Jean-Luc de Laguarigue, Gros-Morne (Martinique), 2000
- « Tracées
de mélancolie » photographies de Jean-Luc
de Laguarigue, Gros-Morne (Martinique) : Traces HSE, 1999 ;
Paris : Hazan, 2001
- « Livret
des villes du deuxième monde », Paris : Ed. du
Patrimoine (La Ville entière), 2002
- « Bibliques
des derniers gestes », Paris : Gallimard,
2001 ; Gallimard (Folio, 3942), 2003
- « A bout d'enfance »,
Paris : Gallimard (Haute enfance), 2005 ; Gallimard (Folio, 4430), 2006
- « Trésors
cachés et patrimoine naturel de la Martinique vue du
ciel » photographies d'Anne Chopin, Paris : HC
éditions, 2007
- « Un dimanche au cachot », Paris : Gallimard, 2007 ; Gallimard (Folio, 4899), 2009
- « Les neuf consciences du Malfini », Paris : Gallimard, 2009 ; Gallimard (Folio, 5160), 2010
- « Le papillon et la lumière », Paris : Philippe Rey, 2011
- « La matière de l'absence », Paris : Seuil, 2016
- « Frères migrants », Paris : Seuil, 2017
- « J'ai toujours aimé la nuit », Paris : Sonatine, 2017
- « Contes des sages créoles », Paris : Seuil, 2018
| | - Paola Ghinelli, « Entretien
avec Patrick Chamoiseau », in Archipels
littéraires, Montréal : Mémoire
d'encrier, 2005
- Dominique
Chancé, « Patrick Chamoiseau, écrivain
postcolonial et baroque », Paris : Honoré
Chamion (Bibliothèque de littérature
générale et comparée, 82), 2010
- Samia Kassab-Charfi, « Patrick Chamoiseau », Paris : Institut français, Gallimard, 2012
- Isabelle
Constant, « Le Robinson antillais : de Daniel Defoe
à Patrick Chamoiseau », Paris : L'Harmattan
(Espaces littéraires), 2015
| - Daniel
Defoe, « The life and strange surprizing adventures of
Robinson Crusoe, of York, mariner », Londres : W.
Taylor, 1719
- Daniel
Defoe, « Vie et aventures de Robinson Crusoé »
traduit de l'anglais par Pétrus Borel,
précédé de Les compagnons de Robinson, par Michel Butor, Paris : P.O.L (La Collection), 1993
| sur le site « île en île » : dossier Patrick Chamoiseau |
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mise-à-jour : 25 septembre 2018 |
Patrick
Chamoiseau, « Enrayer
la violence en Corse », Libération,
27-28 novembre 1999 |
Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, « Dean est passé, il faut renaître. Aprézan ! », Le Monde, 26-27 août 2007 | Patrick Chamoiseau, « J'ai vu un peuple s'ébrouer … », Le Monde, 14 mars 2009 | Patrick Chamoiseau, « Frantz Fanon, côté sève », Le Monde, 11-12 décembre 2011 | Patrick Chamoiseau, « Aucune excuse, aucune sanction, soutien total à M. Letchimy », 10 février 2012 | Patrick Chamoiseau, « Le devenir, c'est être ensemble, debout, face à l'impensable », Le Monde, 16 novembre 2013 | Patrick Chamoiseau, « Frères migrants … Les poètes déclarent », janvier 2017 |
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