8ème
édition du Prix du
Livre Insulaire (Ouessant 2006)
prix essai |
L'île matière
de Polynésie / Riccardo Pineri. - Papeete : Le Motu,
2006. - 159 p. : ill. ; 25x25 cm.
ISBN 2-915105-27-8
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Riccardo
Pineri a participé
(2000-2005) au jury du « Prix
du Livre Insulaire » d'Ouessant.
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L'image est à
la fois la divinité
et la cachette de la divinité.
Friedrich Nietzsche,
Humain trop humain (cité p. 81)
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Les voyages de Wallis, Cook et
Bougainville, dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle, permettent
à l'Europe de parfaire sa connaissance géographique
du globe 1 : ils réfutent définitivement
l'hypothèse d'une Terra Australis Incognita et
livrent au public cultivé ou curieux une vision du monde
encore susceptible d'être précisée sur certains
points mais qui ne sera plus fondamentalement remise en question.
De Paris à Saint Petersbourg
et de Londres à Berlin, les philosophes sont les premiers
à prendre la mesure de ce progrès et des conséquences
qu'il implique dans tous les champs de la connaissance et de
l'action — géographie, histoire, sciences de la nature
et de l'homme, politique. Telle est, semble-t-il, l'impression
dominante à l'époque 2.
Il apparaît a posteriori
que cet acte de foi, alors partagé par tous et unanimement
proclamé, repose sur des bases incertaines et fragiles.
Le doute se conforte à la lecture des récits publiés
par les voyageurs à leur retour des antipodes : plus
qu'une découverte on y discerne l'évidence d'une
redécouverte — selon les affinités,
celle d'un âge d'or empreint des vertus supposés
de la Grèce antique ou celle d'une rêverie
utopisante activée par les maîtres du genre,
More, Campanella ou Bacon. L'imagerie accompagnant ces récits
se révèle encore plus éloquente : William
Hodges, Sydney Parkinson et John Webber qui ont accompagné
le capitaine Cook montrent une Océanie très hellénique
que seules situent dans leur époque d'incontestables réminiscences
de Watteau ou de Claude Lorrain.
La découverte restait
à faire ; au fil des XIXe et XXe siècles s'y
emploieront des écrivains et — surtout ? —
des peintres : Melville, Stevenson, Loti, Gauguin, Segalen,
Morillot, Maugham, Gouwe, Reverzy, Matisse … Riccardo
Pineri relate l'ardent questionnement de ces modernes argonautes
remontant dans une même tension l'espace et le temps pour
« mettre en résonance le " sens
de la présence " que la Polynésie ne
cesse d'offrir aux visiteurs avertis et le " sentiment
du temps ", propre à toute la culture occidentale » 3. Plus que le simple dévoilement
d'une altérité rétive, Riccardo Pineri désigne
en effet une rencontre dont il éclaire les modalités
et les enjeux.
Une première édition
de « L'île matière de Polynésie »
a été publiée en 1992 (Paris : Balland,
1992). Le propos initial est ici enrichi d'une part grâce
à l'apport d'une abondante iconographie, par l'adjonction
de plusieurs chapitres (Melville, Maugham, …) qui étayent
l'analyse d'autre part. 1. | Dans
sa traversée du Pacifique (trois mois et vingt jours, de la fin
novembre 1520 au début mars1521), Magellan n'a croisé
aucune terre habitée ; quant aux expéditions
ultérieures dans le Pacifique (espagnoles, hollandaises ou
britanniques), elles n'ont qu'imparfaitement levé le
mystère entourant la face cachée du globe et leurs
échos hors du monde maritime sont restés limités
voire confidentiels. | 2. | Le philosophe allemand Lichtenberg
est l'un des rares à avoir sollicité, sans succès,
la possibilité de participer à une prochaine
expédition dans le but d'évaluer la portée de
l'évènement. | 3. | Préface, p. 5 |
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EXTRAIT |
Retour et dépaysement,
utopie et fuite, la Polynésie représente ce lieu
ambigu où coexistent le désir de retrouver dans
l'autre son propre modèle, sa parure et sa voix, et l'impossibilité
d'une adéquation, du fait que le visage de l'Autre déborde
à tout moment l'image. Comme toute figure fondamentale,
l'île porte dans son être la duplicité de
donation et de refus, de lumière et d'obscurité.
La peinture se détermine par rapport à cette duplicité,
comme Pierre Bonnard le résume dans une formule saisissante :
« Pour commencer un tableau, il faut qu'il y ait
un vide au milieu » 1. D'ici
provient également la rareté de véritables
expériences picturales concernant ces îles, tandis
qu'elles semblent justement susciter maintes vocations artistiques.
Entre l'exotisme qui ne rencontre que l'identique et l'impact
fatal, entre l'enchantement et le désenchantement qui
accompagnent d'une façon inextricable l'histoire du regard
de l'étranger sur la Polynésie, se dessine un des
derniers lieux d'émergence et aussi d'abîme du mythe
lui-même. Etrange contrée qui n'appartient en propre
ni à un ex oriente lux, à un Orient mythique
que la culture occidentale cherchera, surtout au XIXe siècle,
ni à un Occident extrême. Par rapport aux îles
accidentelles qui gardent un lien avec la terre ferme, les îles
polynésiennes sont des îles par destination, originelles,
qui possèdent à la fois une culture ancienne très
élaborée et une évidence de l'être-au-monde ;
elles figurent dans toute leur densité cette terre opposée,
l'Antichtone dont parle Pythagore, nécessaire pour l'équilibre
de la planète, et qui empêche, par son poids, que
la terre bascule. Si avec l'arrivée de l'Occident en Polynésie
se clôt l'âge des découvertes du monde, là
s'ouvre aussi la possibilité de la « reconnaissance ».
C'est à partir des revers, du virement d'époque,
que l'histoire devient lisible, et que se font jour les principes
sur lesquels se bâtit une civilisation. C'est dans l'entre-deux,
lorsque l'ancien monde s'effrite et que le nouveau monde n'a
pas encore affermi ses principes, dans cet espace vacant, que
prend place l'œuvre d'art pour conduire le regard à cette
rencontre avec le différent qui est aussi un contact avec
l'origine oubliée.
☐ pp. 22-23 1. | Cité par Jean Clair, « Les aventures du nerf optique » in Bonnard, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984, p. 32 |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « L'île matière
de Polynésie », Paris : Balland (Naissance
des imaginaires), 1992
| - Riccardo Pineri, « Adriaan
Gouwe, peintre de Polynésie », Taravao
(Tahiti) : Éd. Avant et Après, 1998
- Riccardo Pineri, « L'art
comme archéologie du contemporain : autour d'Andreas
Dettloff et de quelques autres », Sté des
Études Océaniennes, (Papeete) 2001
- Riccardo Pineri, « Dettloff »,
Papeete : Éd. Le Motu, 2002
- Riccardo Pineri (dir.), « Paul Gauguin : héritage et confrontations »,
Papeete : Université de la Polynésie française,
Le Motu, 2003
- Riccardo Pineri (dir.), « Utopies insulaires »,
Sté des Études Océaniennes (Papeete) 2004
- Riccardo Pineri, « Joan Abelló en Polynésie », Mollet del Vallès : Museu
Abelló ; Papeete : Musée de Tahiti et des
îles, 2007
- Riccardo Pineri, « Chroniques du temps volé », Papeete : 'Api Tahiti, 2014
- Riccardo Pineri, « Andreas Dettloff : signes & traces du sacré », Papeete : 'Ura éditions, 2014
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mise-à-jour : 5 février 2015 |
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