Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Temps, 8 Septembre 2018

Virginia Woolf — est une défricheuse de terrains inconquis … elle a osé, en écrivant Mrs Dalloway, proposer une réponse au chef-d’œuvre de James Joyce, Ulysse … elle a maîtrisé la précise sensibilité d’une poésie de l’instant, … elle a porté au pinacle ce que l’on a appelé stream of consciousness, bref, … elle a changé le destin de l’écriture dite des femmes en refusant, justement, ce qualificatif.
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« La fin des pierres et des âges », Rose Hill (Maurice), 1992
« Le voile de Draupadi », Paris, 1993
« Moi, l'interdite », Paris, 2000
« Pagli », Paris, 2001
« Soupir », Paris, 2002
« La vie de Joséphin le fou », 2003
« Eve de ses décombres », 2006
« Indian tango », 2007
« L'ambassadeur triste », 2015
« Chiens noirs », Le Tampon, Antananarivo, 2017
       
Virginia Woolf, « Au phare », Paris, 2009

Ananda Devi : « Virginia Woolf me libère de la peur »



Femme de lettres mauricienne, Ananda Devi est l’auteur de nouvelles, poèmes et romans. Son œuvre a été récompensée par le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, une distinction décernée par l’Académie française. Ananda Devi est considérée comme l’une des figures majeures de la littérature de l’océan Indien.

Ananda Devi à Ouessant (2001)
Ananda Devi à Ouessant, août 2001


Ce serait de bonne guerre : j’ai écrit, il y a quelques années, un récit intitulé Les hommes qui me parlent. Pourquoi ne serait-ce pas au tour des femmes ? Je parlerais de ma mère d’abord, toujours elle, ma douleur, mon centre, mon obsession, et puis de mes sœurs, compagnes de mon enfance qui m’ont offert une sorte de sécurité rieuse avant que les aléas de la vie ne nous donnent à toutes trois le même regard triste ; mais surtout, ce seraient les écrivaines qui ont été présentes depuis que j’écris, c’est-à-dire depuis toujours, mères, sœurs, amies, guides, muses, figures tutélaires qui me donnent une raison d’être et me font croire à la nécessité de survivre quand la vie semble presque inutile.

Evidemment, elles ne me parlent pas ; elles m’écrivent. Toujours, l’essentiel passe par l’écrit, par la danse hypnotique des doigts sur le clavier, de la plume sur le papier, des yeux sur les pages, des sens dans l’imaginaire. Les cordes vocales ne sont pas sollicitées. Le silence est notre empire.

Pourquoi, alors, ce sentiment de malaise au sujet de ce titre ? Elles sont nombreuses, elles sont puissantes, elles sont riches de leurs offrandes littéraires et humaines. Mais au final, s’agissant d’écriture, il n’y a pas de ils, ni elles. Tous sont des écrivains. Quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme. Elles aussi, j’en suis sûre. C’est le domaine où ni genre ni identité ne prime au moment où l’on se met au travail. On annihile l’être social et biologique pour laisser la place à celui/celle qui crée. Et je sais que ces femmes qui m’écrivent, Toni Morrison, Virginia Woolf, Sylvia Plath, Elfriede Jelinek, Colette, Mary Shelley, Jamaica Kincaid ou Jane Austen, ces femmes-là ne peuvent se « résoudre » à une identité de genre, que leur présence ne s’incarne que par le nom d’écrivain, qu’il ne s’agit pas, pour elles, d’être circonscrites par quelque catégorie que ce soit, quelque dénomination que ce soit, mais au contraire de se défaire de toutes les barrières parce qu’elles n’ont jamais écrit à partir d’une identité.

Il n’empêche que, si ce sont ces noms-là que j’ai cités, c’est parce que leur travail a une résonance particulière. C’est parce que leurs échos sont présents dans mes livres, qu’elles me hantent parfois jusque dans mes rêves, qu’elles me donnent des réponses lorsqu’un livre semble ensablé dans l’incertitude.

Virginia Woolf, en particulier : je reviens vers elle avec une régularité de métronome, je nourris des projets de livres qui la mettraient en scène, je me mets alors à la relire et me surprends à me plonger en elle comme dans mes propres eaux troubles en oubliant mon projet.

Le regard de Virginia : un regard qui semble s’excuser d’être ; comme si, sous l’œil de la caméra, elle préférerait disparaître. Et peut-être est-ce le cas, peut-être voudrait-elle en effet effacer la femme au profit de l’écrivain que l’on ne percevrait que dans ses livres, et ceux-ci, alors, révéleraient son véritable visage ; mais pourquoi un tel effacement, alors qu’elle est une défricheuse de terrains inconquis, qu’elle a osé, en écrivant Mrs Dalloway, proposer une réponse au chef-d’œuvre de James Joyce, Ulysse, qu’elle a maîtrisé la précise sensibilité d’une poésie de l’instant, qu’elle a porté au pinacle ce que l’on a appelé stream of consciousness, bref, qu’elle a changé le destin de l’écriture dite des femmes en refusant, justement, ce qualificatif.

Voyez seulement l’incipit de son roman Orlando :

« Il — car pouvait-on douter de son sexe, même si la mode de l’époque avait tendance à le déguiser ? — tailladait la tête d’un Maure qui oscillait, suspendue aux poutres. » *

Quel incipit pourrait être plus alléchant et plus effrayant ? Nous nous trouvons d’emblée dans l’ambiguïté du sexe du protagoniste, aussitôt le pronom masculin, le premier mot du livre, écrit. Remettre ainsi en question cette suprématie ultime, quel enjeu ! Aussitôt après, nous passons à une étrange violence. C’est la violence rentrée de toute l’écriture de Virginia. C’est ainsi qu’elle aborde ses romans, avec une phrase dont l’intensité et la puissance libèrent le flot de sa pensée, et nous voilà emportés dans le périple de Mrs Dalloway préparant sa soirée, nous voici voguant vers ce phare toujours plus lointain, nous voici, dans Une chambre à soi, réfléchissant au rapport de l’écrivain femme avec l’espace nécessaire (et l’argent nécessaire) pour écrire.

Je me souviens qu’écrivant les premières phrases de mon premier roman, Rue la Poudrière, publié en 1989, j’ai ressenti ce besoin d’être emportée, de même, sur un périple qui n’aurait de fin que lorsque je serais revenue vers le point de départ : « Je cours ; très vite, le monde déferle à mes côtés, gris, informe. » Et Virginia était bien présente, à ce moment-là, lisant par-dessus mon épaule, et me disant : n’aie peur de rien : aucun sujet, aucun regard, aucun tabou. Depuis, je ne cesse de m’en prendre aux tabous.

*La traduction de 1931 ayant vieilli, je propose ici ma propre traduction de cette première phrase : « He — for there could be no doubt of his sex, though the fashion of the time did something to disguise it — was in the act of slicing at the head of a Moor which swung from the rafters. »

Ananda Devi

Le Temps, 2018