L'île des enfants
perdus / Nicolas Chaudun. - Arles : Actes sud, 2019. -
186 p. ; 22 cm.
ISBN 978-2-330-12521-9
|
En
1934,
la
répression brutale d'une révolte d'enfants au
bagne de
Belle-Île-en-Mer inspire une chanson à
Jacques Prévert 1.
Dans l'élan s'ébauche un projet
de film associant Prévert (scénario) et Marcel
Carné (réalisation) — L'île des enfants
perdus.
Carné et Prévert parviennent rapidement
à
intéresser un producteur, mais l'administration se braque et
retarde l'avancement du projet ; puis c'est
l'entrée en
guerre et l'occupation. Mais ni Prévert ni Carné
ne
renoncent ; en 1947 leurs espoirs semblent pouvoir se
concrétiser, mais au prix d'une transformation profonde du
projet — le temps est à l'optimisme, et
il faut
séduire le public : nouveau scénario,
nouveau titre,
nouvelle distribution.
Le tournage de La fleur
de l'âge commence
à Belle-Île en avril 1947 avec d'importants moyens
et une brillante distribution 2.
Quelques semaines de
tournage permettent d'engranger vingt minutes environ d'images, mais
rien ne va plus … Le film ne sera jamais achevé,
et les
images tournées disparaissent définitivement,
après avoir été projetées
devant un cercle
très restreint au début des années 50.
Les rares
témoins auraient évoqué des images
d'une
exceptionnelle beauté. De l'aventure ne subsistent plus que
les
souvenirs des survivants et les belles photographies prises par Emile
Savitry pendant le tournage 3.
Nicolas
Chaudun enquête sur
ce ratage magistral — plus
précisément, il se
met
en scène dans le rôle de l'enquêteur, au
risque
d'afféteries qui épaississent le trait sans nuire
à la pertinence et à la vigueur du propos. Les
informations recueillies sont nombreuses, précises,
éclairées et contextualisées 4.
On est donc en mesure d'émettre quelques
hypothèses sur les causes d'un échec.
Le
film dont le tournage commence au printemps 1947 semble bien
différent de celui dont rêvait Prévert
dix ans plus
tôt. Ainsi s'expliquerait la distance croissante entre le
poète et le cinéaste —
prélude à la
brutale rupture d'une amitié.
Le film prend son essor
dans l'immédiat après-guerre. Or le monde du
cinéma a été profondément
affecté
par le conflit et l'occupation ; beaucoup sont
restés
prudemment à l'écart d'engagements voyants, mais
d'autres
ont ouvertement pris partie dans un sens ou dans l'autre. Des tensions
n'ont pas manqué de surgir, affectant la cohésion
d'une
équipe pléthorique (acteurs, figurants,
techniciens)
contrainte à cohabiter durablement sur l'île.
On devine enfin que les relations entre la
“ colonie
parisienne ” et la population de Belle-Île
n'ont pas
été sans heurts. Un article publié
dans la presse
de l'époque met en regard la troupe des nouveaux
venus et
les “ indigènes ” ; Nicolas Chaudun
lui-même
fait écho à cet impossible dialogue quand
à propos
d'un écart véniel 5
il mentionne “ l'œil chassieux des marins
pêcheurs
” et “ les mégères
qui s'invectivaient
sur les marchés ”.
Ajouté aux
aléas propres à toute production
cinématographique
ambitieuse, chacun de ces écueils était de taille
à faire sombrer le rêve de Prévert et
Carné
1. |
“ Chasse à
l'enfant ”, 1936 ; chanson reprise dans Paroles (1945). |
2. |
Anouk
Aimée, Arletty, René Blancard, Capucine, Julien
Carette,
Martine Carol, Jean-Roger Caussimon, Ivan Desny, Jacques Fonson, Jean
Lagache, Margo Lion, Paul Meurisse, Lucien Raimbourg, Serge Reggiani,
Maurice Reynac, Claude Romain, San Juan, Jean Tissier, Pierre Travaud,
… |
3. |
Emile Savitry (1903-1967) — un
photographe de Montparnasse [en
ligne]. Emile Savitry a découvert la photographie à Tahiti où il se trouvait alors que Murnau tournait Tabu. |
4. |
D'utiles
développements évoquent la vie du
cinéma
français sous l'occupation allemande, puis à la
libération et au-delà. |
5. |
Martine Carol avait, paraît-il, pris
l'habitude de bronzer les seins nus. |
|
EXTRAIT |
Adieu donc L'île
des enfants perdus, qu'il fallait désormais
rebaptiser. On songea tout d'abord à Vacances de
Pâques ; ce serait La Fleur de l'âge.
Prévert
faisait la moue. Carné l'encourageait vivement à
reprendre le projet, avec cette opiniâtreté
ingénue
qui ne l'avait pas lâché depuis Jenny. Il
avait pour lui un argument de poids : Arletty. Cette fois, les
compères tenaient le serpent de mer par les ouïes.
Leur collaboration était sur le point de livrer un nouveau
film, le septième, Les
Portes de la nuit. Rien
ne semblait en mesure d'ébranler un compagnonnage si
fécond. Allons ! allons ! insistait
Carné, pas
désarçonné le moins du monde par un
banc-titre
à changer : le scénario de L'Île-Fleur
était déjà écrit !
Justement
non ! lui rétorquait Prévert, il fallait
le
réécrire quasiment de bout en bout. À
Cause
d'Arletty justement. Les mots qu'on avait placés dans la
bouche
d'une Danielle Darrieux de vingt ans, on ne pouvait les entendre de
celle d'une Arletty âgée de
quarante-huit ! Une
maîtresse femme déjoue les traquenards
là
où, à grands coups d'ailes
désordonnés, se
débat l'oie blanche. Il fallait repenser une bonne part des
situations. Le poète céda. Même
rebaptisé,
ce film restait l'enfant qu'il avait porté dans la douleur.
Et
puis, il le comprit tout de suite, La
Fleur de l'âge offrait
à Arletty une chance unique de relancer sa
carrière. Tout
le monde alors lui tournait le dos. Rien que pour cela, il aurait
repris la plume.
Nicolas Vondas [le producteur] exigeait plus
que de simples réajustements. Et pour commencer, toute
évocation, même allusive, aux sévices
perpétrés sur les jeunes détenus
devait être
biffée. En outre, le producteur entendait que
fût
allégée l'atmosphère
générale du
film, que fussent introduites des scènes
“ galantes ”,
“ amusantes ” …
Injonctions
auxquelles Prévert aurait vivement
réagi :
“ On ne peut tout de même pas mettre une
boîte
de nuit dans un pénitencier ! ”
☐ pp. 90-91 |
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE
|
- Jacques
Prévert, « Chasse
à l'enfant » musique de Joseph Kosma,
Paris : Enoch & Cie, 1936
- Jacques
Prévert, « Chasse à
l'enfant » in Paroles, Paris :
Gallimard (Folioplus classiques, 29), 2004
- Jacques
Prévert, « La
fleur de l'âge ; Drôle de drame :
scénarios », Paris : Gallimard,
1988
- Jacques
Prévert, « La
belle vie » chanson écrite pour L'île des enfants
perdus, in Spectacles,
Paris : Gallimard, 1951,
2013
|
- Marcel
Carné, « Ma vie à belles
dents » éd. définitive,
Paris : L'Archipel, 1996
|
- Carole
Aurouet, « Emile Savitry, un récit
photographique : La
Fleur de l'âge, le film maudit de Marcel
Carné et Jacques Prévert »,
Paris : Gallimard, 2013
|
→
A. Richard Balducci, « Dans l'Île des Enfants
Perdus, les gosses de La
Fleur de l'âge chantent … »
— Pour
vous, 57, 13 mai 1947 [en
ligne]
→ Serge Laks, « Pour La Fleur de
L’âge,
Carné mobilise une île avec tous ses habitants,
fait
tondre 200 garçons et affronte bien des tempêtes.
Mais le
film pourra-t-il être terminé ?
» — Cinémonde,
108-109, 22 juillet 1947 [en
ligne]
→ Carole Aurouet, « De l’Île des
enfants perdus à la Fleur de
l’âge : le projet chaotique
et mythique de Marcel Carné et Jacques Prévert »
— 1895
(Revue de l'association française sur l'histoire du
cinéma), 47, 2005, pp. 96-133
[en ligne]
→ Carole Aurouet, « La Fleur de
l’âge de Carné et
Prévert » — Positif, 535,
septembre 2005, p. 68-72
|
Claudine
Bourbigot et Élisabeth Feytit, « Carnet
de naufrage » documentaire de 52 minutes sur La Fleur de l'âge,
Injam
production, 2005
|
LE CINÉMA SUR LE SITE DES LITTÉRATURES
INSULAIRES
En l'absence d'une sélection suffisamment
développée, la liste qui suit regroupe quelques
unes des
références dispersées sur l'ensemble
du
site. |
- Anne Akrich,
« Il
faut se méfier des hommes nus »,
Paris : Julliard, 2017
- Martin
Barnier et Pierre Beylot, « Analyse d'une
œuvre : Conte
d'été, Eric Rohmer, 1996 »,
Paris : Librairie Vrin (Philosophie et cinéma), 2011
- Alain Bergala, « Monika de
Ingmar Bergman », Crisnée
(Belgique) :
Yellow now, 2005
- Ingmar
Bergman, « Monika »,
Paris : L'Avant-scène
Cinéma (567, décembre 2007), 2007
- Ingmar Bergman, « Cris et
chuchotement [suivi de] Persona
[et de] Le lien », Paris : Gallimard
(Folio, 2620), 1994
- Pierre
Butin, Gilles Janin et Vincent Guigueno, « Un film
entouré d'eau : histoire et mémoire de L'or des mers de
Jean Epstein à Hoedic (1932-2005) », in
Pierre Frustier (dir.), Les identités
insulaires face au tourisme, La
Roche-sur-Yon : Siloé, 2007
- Nicolas Chemla, « Murnau des ténèbres », Paris : Le Cherche midi (Cobra), 2021
- Jean Epstein, « L'or des mers »,
Baye : La Digitale, 1995
- Jean-Luc Godard, « Les années
Cahiers, 1950 à 1959 »,
Paris : Flammarion (Champs arts, 740), 2007
- Jean-Luc Godard, « Les années Karina, 1960 à 1967 »,
Paris : Flammarion (Champs arts, 741), 2007
- Vincent Guigueno, « Jean Epstein,
cinéaste des îles : Ouessant, Sein,
Hoëdic, Belle-Ile »,
Paris : Jean-Michel Place, 2003
- Bernard
Judge, « Waltzing with Brando : planning a
paradise in
Tahiti », Novato (California) : Oro
editions, 2011
- Andrea de Lauris et Pat Mullen,
« Man of Aran (le film) » in
Dominique Beugras (éd.), Les îles d'Aran, le
voyage vers l'ouest, Paris : La
Bibliothèque (L'Écrivain voyageur), 2000
- Isabelle Le Corff, « Le cinéma
breizh-îlien : îles bretonnes et
cinéma » illustrations de Nono,
Morlaix : Skol Vreizh, 2016
- Patrick Louguet, « Le
voyage vagabond au cœur de l’œuvre
cinématographique de Jacques Rozier
(Les Naufragés de l’île de la tortue,
Maine Océan et Adieu
Philippine) », in Francis Marcoin (éd.), Encore Robinson,
Arras :
Université d'Artois, Centre Robinson, 2017
- Marc-Emmanuel
Louvat, « Petite histoire du cinéma en
Polynésie française,
Cinematamua »,
Paris : L'Harmattan, 2016
- Delos W. Lovelace, « King Kong »
d'après une histoire de Edgar Wallace et Merian C. Cooper,
Paris : Librio (Librio, 746), 2005
- Pat Mullen, « Man of Aran »,
Cambridge (Mass.) : The M.I.T. press, 1970
- Friedrich Wilhelm Murnau, « Südseebilder : Texte, Fotos und der Film Tabu »
ausgewählt, bearbeitet und kommentiert von Enno Patalas,
herausgegeben von der Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung, Berlin :
Bertz+Fisher, 2005
- Marie-France Pisier, « Le bal du
gouverneur », Paris : Librairie
générale française (Le Livre de poche,
6096), 1985
- Alyssa Goldstein Sepinwall,
« Slave revolt on screen : the Haitian Revolution in film and video
games », Jackson : University press of Mississippi, 2021
- Pierre Sorlin, « L'Avventura
(Michelangelo Antonioni, 1960) »,
Lyon : Aléas (Le Vif du sujet, 2), 2010
- Liv Ullmann, « Devenir »,
Paris : Stock, 1977
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festival international du film insulaire de l'île de Groix |
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mise-à-jour : 16 septembre 2022 |
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